FIGURES DU MULTIPLE - IDENTITÉ

Publié le par alain laurent-faucon



La France peut-elle réinventer son identité ?

Face à ce « Tout-Monde » (Glissant) en miniature qu’est devenue la France post-coloniale, il faudrait réinventer la notion d'identité nationale en luttant contre ce « racisme d'État » qui ne s'avoue pas, et en repensant ce qu'est le « vivre ensemble », - c'est-à-dire la nation et la citoyenneté.

Pour Achille Mbembe, la citoyenneté ne s’octroie jamais. Elle s’obtient par la lutte civique. Et aussi par l'arrivée de nouvelles générations d’intellectuels français qui, toutes « races » confondues, pourront - enfin ! - ré-interroger la société française à partir de ses multiples marges (banlieues, Outre-Mer, les anciennes colonies, la francophonie).

Il s'agit en effet de transformer l’imaginaire de notre société et de repenser notre « modèle républicain » qui fige, à l'heure de la post-colonisation et de la mondialisation, notre rapport à l'Autre, à l'altérité, et interdit tout approche cosmopolite. Un modèle qui, par sa fière devise - liberté, égalité, fraternité -, a historiquement voulu esquiver la question raciale tout en multipliant, à tous les niveaux de la vie quotidienne, des pratiques de « racialisation ».

Ainsi, à la question des rapports de classes et, partant, à la disqualification politique, économique, sociale (absence de reconnaissance, relégation à la périphérie des villes), s'est surajouté l'impensé par excellence : la question raciale. Et il faut que ce soit un penseur francophone, Achille Mbembe, pour oser en parler.





DOSSIER DE PRESSE



 

Sur le site de Multitudes - http://multitudes.samizdat.net/




 

Figures du Multiple :

La France peut-elle réinventer son identité ?


Par Achille Mbembe

 

 

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Comment expliquer, par exemple, l’hostilité des élites bien pensantes et leur mépris à l’égard des « études postcoloniales » ou de la « critique de la race » - deux paradigmes dont on connaît les limites, mais qui ont, ailleurs, puissamment contribué à l’approfondissement de la réflexion sur la citoyenneté et l’altérité ? C’est que, depuis longtemps déjà, les élites et l’intelligentsia françaises ont choisi de ne se baigner désormais que dans les eaux du narcissisme et de « l’exception culturelle » au moment même où le monde s’élargissait à leur insu, tandis qu’elles passaient leur temps à proclamer bruyamment une version de l’universalisme trop belle pour être vraie - anachronique.

Du coup, elles n’ont pas compris qu’au lendemain de l’effondrement des empires coloniaux et, récemment, du communisme, le grand défi des démocraties européennes de surcroît exposées aux flux de la globalisation est désormais la négociation politique et symbolique des différences raciales et religieuses. Une fois le spectre du communisme vaincu, la reconnaissance explicite du pluralisme religieux, racial et culturel né de la rencontre coloniale devient un préalable à l’invention des nouvelles identités nationales.

Chaque nation est désormais transnationale et diasporique. Le creuset dans lequel se forge la nation se trouve désormais autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières territoriales. L’ailleurs, le lointain et l’ici se rejoignent. À cause de ce déplacement, poser le problème de cette identité nouvelle en termes d’ « intégration » ne signifie plus grand-chose. Le passage au cosmopolitisme devient une nécessité si l’on veut transcender les nouvelles fractures nées de l’enchevêtrement des histoires sur la longue durée. En France au cours des dix dernières années, le délire et les fantasmes autour de l’Islam et du « communautarisme » n’ont-ils pas eu pour effet de brouiller les termes de cette discussion et de différer chaque fois la venue au réel ?

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Les causes de ce handicap culturel sont trop nombreuses pour faire, ici, l’objet d’un examen approfondi. Qu’il suffise d’indiquer qu’elles tiennent, pour l’essentiel, au blocage épistémique qu’a fini par constituer, dans ce pays, l’idéologie du républicanisme laïc. Révolutionnaire à ses origines, cette idéologie s’est malheureusement transformée en une sorte de religion sans Livre ni théologie – à la manière de tous les fondamentalismes. Certes, il ne s’agit pas ici de revenir sur la séparation de l’Église et de l’État – principe dont on sait par ailleurs qu’il a toujours caché (et continue de cacher) parfois de bien utiles collusions.

Mais devant l’ampleur de l’échec, comment ne pas s’étonner qu’un pays si cultivé et regorgeant de tant de cerveaux manifeste tant d’incapacité à comprendre que le concept abstrait d’égalité radicale peut paradoxalement servir de voile derrière lequel se cache le racisme d’État ?

La société française, dans son ensemble, serait-elle donc frappée de cécité au point de ne pas voir le danger que représente, pour sa démocratie, son système politique aussi bien que pour son aura, l’utilisation des « étrangers » comme victimes expiatoires d’une « souveraineté nationale » désormais placée hors-les-mains de la nation et rongée aussi bien par le processus d’européisation que par la globalisation néo-libérale ?

Est-il donc si compliqué que cela de comprendre que « le problème social » ne se réduit pas aux seules différences et inégalités de « classe » ? Ou encore que l’horizon tracé par la république – à savoir l’égalité sociale radicale – passe également par la reconnaissance et la dignité, et par la prise au sérieux de « la question de la race » tout autant que celle de la « différence sexuée » ?


Symptôme et refoulement

Toute aussi profonde est la puissance du déni. Nombreux sont ceux des Français qui refusent de reconnaître que la majorité des émeutiers sont nés sur le territoire français - qu’ils sont de nationalité française. Nombreux également sont ceux qui estiment que ces « fils d’immigrés » n’apportent rien à la nation : ils jouissent peut-être de la « nationalité française », mais ils ne sont pas, véritablement, des « citoyens français » au même titre que nous. On pourrait, à la limite, tolérer leur présence au milieu de nous. Mais en tout état de cause, ils ne sont manifestement pas des nôtres. Peu importe que la plupart n’aient jamais mis les pieds en Algérie, au Maroc, au Sénégal, au Mali ou en Guinée ! Ce qui compte vraiment, ce sont les origines, la race et la religion de leurs parents et grands-parents. Telles sont les marques originaires de leur identité profonde – ce qui les distingue de nous autres.

Voici comment, embourbé dans les rêts du refoulement, le débat français sur la démocratie et la citoyenneté a fini par être vidé de sens. Aujourd’hui, il est dominé par des considérations sur l’autochtonie et l’allochtonie. Le discours sur ce que, depuis plusieurs années, l’on appelle ici le « communautarisme » apparaît, du coup, sous son vrai jour. Loin de désigner une réalité objective, ce discours est avant tout la manifestation de pulsions et de peurs elles-mêmes nourries à la source d’un inconscient dont la « race » est l’obscur symptôme.

Que le symptôme ait pris une telle chair, un tel corps et une telle densité au sortir de la guerre froide et, à présent, dans le contexte de « la fabrique de la peur » que sont la globalisation, l’européisation et la guerre contre le terrorisme – cela ne devrait guère étonner. Depuis plusieurs années, ne fait-on pas croire aux Français qu’après les guerres de religion et les guerres révolutionnaires d’autrefois, le pays serait au bord d’une nouvelle guerre civile ? Celle-ci opposerait désormais les « autochtones » (gens-d’ici) aux « allogènes » (gens certes implantés ici, mais venus-d’ailleurs). Puisque ces gens-venus-d’ailleurs ont une couleur de peau différente de la nôtre, parlent occasionnellement des langues que nous ne comprenons pas et louent des divinités qui nous sont étrangères, la nouvelle guerre civile serait à la fois une guerre des races, une guerre des langues et une guerre de religions.

Une simple analyse de classe n’est pas de nature à rendre compte de passions aussi obscures et de fantasmes si profondément enracinés dans la culture populaire. Certes, ce qui se passe dans les banlieues a une très forte dimension « sociale ». Le chômage n’est-il pas endémique ? « Sur les 100 CV que j’ai envoyés, j’ai eu trois entretiens », entend-on dire souvent. Marginalité et précarité sont le lot de beaucoup. Il en est de même de l’échec scolaire, de cette prison qu’est devenu l’environnement urbain lui-même, de cet espace carcéral que sont les tours grises – l’absence de loisirs, la diminution de l’espérance de vie. Il ne suffira pourtant pas de s’attaquer aux conditions matérielles de ceux qui habitent les cités pour que le malaise soit résolu.

Dans un acte de refoulement collectif, l’opinion publique, les médias et le gouvernement préfèrent parler de « violences urbaines » alors que la « race » est une dimension centrale de ces « émeutes ». En fait, elles se situent en droite ligne des expériences des ghettos nord-américains depuis le milieu du XXe siècle, des quartiers pauvres d’Angleterre dans les années soixante-dix et quatre-vingt, ou encore des townships sud-africains pendant la période de la lutte contre l’apartheid.


La fabrique de la race et l’apparition des « sans-parts »

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Le racisme d’État à la française s’est, en effet, toujours exprimé sous des formes très originales. De ses nombreux âges, une chronologie sommaire permet de distinguer quatre moments tantôt superposés, tantôt enchevêtrés, et parfois distincts.

Le premier âge se donne à voir au cours d’une très longue période qui combine la Traite des nègres (le Code noir) et l’antisémitisme européen. Au cours de cet âge, l’Autre est considéré soit comme une « propriété » dont on peut disposer à loisir, à la manière d’un objet, soit, simplement, comme un « rebut ». Cet âge se clôt avec, d’un côté, les grandes révoltes et insurrections des esclaves (cas de Saint Domingue) et, de l’autre, les ghettos et pogroms, l’Émancipation des Juifs, et, à peine la citoyenneté acquise, les rafles des innocents et l’apparition des camps de concentration.

Le deuxième âge est typique de l’impérialisme colonial et se joue autour d’un système d’inclusion sélective caractérisé par l’opposition entre le citoyen et le sujet/indigène. C’est l’époque des Codes de l’Indigénat, avec leur segmentation et hiérarchisation des droits, la ségrégation spatiale et l’établissement de frontières instituant des différences entre les personnes en fonction de la couleur de leur peau ou encore de leur niveau d'« assimilation ».

C’est aussi l’époque au cours de laquelle, appliqué aux indigènes, le droit cesse d’être l’expression d’une éthique universelle pour devenir une forme de violence originaire. Grâce à l’interpénétration croissante des institutions pénales et administratives, la loi se transforme en un moyen de continuation, par d’autres moyens et au sein de la société, des processus d’assujettissement inaugurés par les guerres de conquête et les opérations dites de « pacification ».

Le troisième âge du racisme d’État à la française commence avec le rapatriement des colons d’Algérie et, à partir de 1973, l’accélération des migrations autour du Bassin méditerranéen. C’est la période du racisme fonctionnel, quasi-souterrain, presqu’invisible, marqué ici et là par quelques éruptions. Au cours de cette période, l’on assiste à la mise en place progressive de dispositifs de contrôle dont les effets discriminatoires touchent en particulier ceux que l’on nomme alors « les travailleurs immigrés ». Ces effets ne se limitent pas au marché du travail. En fait, ils annoncent en pointillés le régime d’apartheid social dont les banlieues sont, aujourd’hui, l’expression la plus manifeste.

Le quatrième âge – celui de la globalisation – coïncide avec l’apparition de la figure de l’étranger sur la scène du fantasme. On peut également le caractériser comme l’âge du ressentiment. Le « lepénisme » - dont la surface électorale sur l’échiquier français est l’une des plus importantes de toutes les démocraties européennes - en est la traduction la plus vulgaire.

Il est utile de s’appesantir sur cette nouvelle phase du racisme d’État parce qu’elle permet de comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

À partir des années 1980 en effet, la France rentre inexorablement dans un climat de violence culturelle et de ressentiment à l’égard de l’étranger que l’on présente déjà, à cette époque, comme un problème social insoluble par nature. Afin de répondre au ressentiment des subalternes, l’on voit se développer, à partir de ce moment, une série de législations visant à rendre intolérable la vie des migrants en France. Ces législations visent à les affaiblir autant que possible, à les harceler en permanence, à les humilier chaque fois que cela est possible, et à les plonger le plus tôt possible dans une précarité de nature structurelle.

Il est fort significatif que, depuis 1980, les deux principales sources du droit français concernant les étrangers soient, d’un côté, les lois qui s’appliquaient aux Juifs avant leur Émancipation et, de l’autre, celles qui étaient appliquées aux indigènes des colonies au temps de l’Empire. Pour fonder le droit contre les étrangers au cours du dernier quart du vingtième siècle, la République puise donc dans ses propres « archives de la honte ». Elle met en place des techniques de gouvernement des étrangers dont l’objectif est de dépouiller ces derniers de tout droit, grâce précisément à l’édiction de lois dont la fonction est d’annuler le droit et d’assurer l’extra-territorialisation.

L’on se trouve donc devant le paradoxe d’un régime démocratique qui, sur sa face diurne, prétend assurer la justice, la sécurité et la liberté mais qui, sur son versant nocturne, opère par suspension dérogatoire du droit et recours constant aux techniques coloniales de juridiction, de contrôle et de punition. Il s’agit d’une démocratie qui, ayant procédé à une segmentation du droit, s’accommode fort bien de sphères d’exception.

Le grand basculement de ce début de siècle, c’est l’extension, aux citoyens français non-blancs, des ignobles traitements infligés autrefois aux sujets coloniaux et, de nos jours, aux migrants, aux réfugiés et à ceux que l’on nomme, simplement, « les étrangers ». Comme autrefois en Afrique du Sud sous l’apartheid, l’idée est de fractionner davantage les antagonismes de classe en transformant en sujets expiatoires une classe d’« intrus » et de gens « sans-parts » (Rancière) que l’on cherche à rejeter du côté négatif de la frontière de l’humanité.

En réalité cela fait plus d’un quart de siècle que la banlieue a été transformée en nouvelle colonie pénale. La ségrégation spatiale aidant, la loi d’exception s’exerce désormais ici sur des citoyens internés depuis longtemps déjà. C’est ce qui explique la limitation systématique des libertés - à commencer par la liberté de se déplacer, la multiplication des contrôles et des fouilles sur le corps, les entraves à la vie familiale, les artifices de confinement dans les tours, la discrimination quasi-institutionnelle sur le marché du travail même pour les plus qualifiés. L’obligation du port permanent d’un document sur soi rappelle, à bien des égards, le pass sud-africain, le livret de travail du temps de l’apartheid, ou encore les méthodes israéliennes des check points en Palestine. Le ghetto racial a donc été inventé et activement produit. Il n’a jamais été spontané.


Imaginer l’au-delà de la race

Faut-il rappeler qu’à chacun des âges sommairement décrits plus-haut, les luttes pour la reconnaissance, l’égalité et la dignité ont pris des formes différentes ? Que l’on pense par exemple aux luttes des années de la Négritude. En fait, dès 1920, une génération de penseurs et d’écrivains noirs radicaux développent déjà, en France même, une critique de la citoyenneté républicaine et dévoilent les impasses de l’idéologie de l’intégration qui, à l’époque, est déclinée sous le terme d’« assimilation ».

Ils démontrent, par exemple, que la citoyenneté universelle et l’égalité radicale ne sauraient faire ménage avec la pratique du racisme d’État. Ce faisant, ils mettent à nu la contradiction au cœur de l’idéal civique français depuis la Révolution. Cette contradiction prend une forme singulière dans la mesure où, affirment-ils, le nationalisme français (c’est-à-dire, en dernière instance, une certaine idée de la race et de l’ethnie) se drape des oripeaux de la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour mieux masquer sa violence à l’égard des colonisés. En d’autres termes, la France doit faire de ses sujets coloniaux des citoyens français tout court, ou à défaut, leur restituer leur souveraineté.

Les penseurs de la Négritude, à l’exemple de Léopold Senghor ou d’Aimé Césaire, et, plus tard, Édouard Glissant, enrichiront cette critique politique de la démocratie et de la citoyenneté en faisant valoir que l’universalité consiste avant tout en la mise en commun et le partage des différences. Ce partage est total puisque chez Senghor par exemple, il a une composante biologique et culturelle de laquelle résulte le métissage.

Glissant parlera, lui, de créolité. Toujours est-il qu’au-delà des différences d’inflexion, les penseurs nègres de l’époque montreront en quoi il est possible que, de la rencontre entre la France et les peuples lointains, résulte une forme d’humanisme critique où le souci de soi est inséparable du souci de l’autre et du souci du monde dans sa généralité.

Tous indiquent clairement que la république pourrait se renouveler et la France se forger une nouvelle culture et une nouvelle identité en se pensant désormais comme ce pays dont la particularité est de réunir, en son sein, les différentes facettes du monde en un tout. Chez tous ces penseurs, la migration, voire la colonisation, font l’objet d’une transfiguration. Elles deviennent, en quelque sorte, cet « heureux péché » grâce auquel « le rendez-vous du donner et du recevoir » devient possible, tandis que l’horizon utopique de la « Civilisation de l’Universel » pour la première fois dans l’histoire humaine, enfin s’ouvre.

Ce sont donc les voies d’un passage au cosmopolitisme que les penseurs nègres de l’époque ouvrent pour la France. Ils lui offrent, dès le début du vingtième siècle, les outils intellectuels pour assumer sa condition postcoloniale. Ils lui proposent de transfigurer une mémoire et un passé de violence en nouveau souci pour l’Autre et pour le monde – manière d’enrichir son propre legs révolutionnaire et de parvenir à l’idée d’un universalisme sage et raisonnable parce que capable de négocier la différence et de célébrer l’unité du genre humain dans la multiplicité des figures de l’homme.

La République ne les écoutera. Au contraire, elle appliquera un modèle d’intégration en droit fil de son idéologie jacobine. Comme on le voit aujourd’hui, ce modèle repose sur un inconscient modelé par la peur de l’Autre et par un vieux fonds d’intolérance religieuse. C’est en partie ce qui explique la grève des migrants contre le racisme en 1973, l’émergence du mouvement SOS-Racisme dans les années quatre-vingt ou encore du mouvement des Beurs, les luttes des sans-papiers des années quatre-vingt-dix.

Il faut donc replacer la question de la race au cœur de la production de la démocratie et de la réflexion sur la citoyenneté française. Pour être crédible, le projet d’égalité radicale doit, chaque fois, être conscient de sa contingence. Il ne peut être ni arithmétique, ni géométrique. La race, couplée à la pauvreté et au chômage, finit par créer une classe de « sans parts », c’est-à-dire de pseudo-citoyens qui, à cause de leur race, sont non seulement exclus des mécanismes distributifs, mais encore à qui l’on refuse reconnaissance, dignité et respect. [...]


Comment forger une nouvelle identité ?

Depuis le début des années quatre-vingt, une nouvelle phase du racisme d’État s’est ouverte dans le contexte de la globalisation, de la mise en place de l’Union européenne, et surtout de la guerre contre le terrorisme. Dans ce contexte, le risque pour les banlieues est de devenir l’une des cibles privilégiées des populismes autoritaires dont on a noté la montée en puissance dans toutes les démocraties européennes au cours du dernier quart du XXe siècle.

La stratégie de ces populismes est d’exacerber la peur d’un ennemi imaginaire dans l’espoir de re-légitimer la violence d’État contre les plus vulnérables en particulier. En inventant de toute pièce un ennemi et en faisant de la peur de cet ennemi la pierre d’angle de la vie quotidienne et de la culture, on cherche à légitimer le rôle de la puissance publique en tant que pourvoyeur de la protection et de la sécurité. Cette protection et cette sécurité s’obtiennent en échange de l’abdication à penser pour soi, de façon critique, l’obéissance aveugle à la figure du Père devenant de ce fait le socle même du patriotisme.

On l’a vu aux États-Unis : pour les couches les plus démunies de la population et surtout pour les minorités raciales désavantagées, cela signifie le passage « de l’État social à l’État pénal », ainsi que rappelle fort à propos Josep Ramoneda, éditorialiste au quotidien espagnol El Pais. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’apparaissent bientôt en France, sous le couvert de l’opposition à « l’assistanat » et derrière le masque du discours sur les devoirs, obligations et responsabilités individuelles, des propositions visant à démanteler les « filets sociaux » qui, jusqu’à présent, ont permis à plusieurs de ne pas tomber dans l’indigence tout court. Comme aux États-Unis, l’amalgame entre indigence et délinquance, puis délinquance et insécurité permet de criminaliser toute une partie de la population et de « racialiser » des problèmes sociaux que l’on peut ensuite présenter comme ne pouvant être résolus que par l’institution carcérale. Ainsi s’explique, au demeurant, la présence disproportionnée des minorités raciales dans les prisons américaines.

Dans ce contexte, le gouvernement français est confronté à deux choix. Le premier consiste à radicaliser la répression policière et pénale dans les directions que je viens d’esquisser, en la couplant à des formes de punition économique appliquées de préférence aux minorités raciales.

Le deuxième est d’embrasser politiquement le caractère désormais pluri-culturel, pluri-racial et pluri-religieux de la nation et d’ouvrir ainsi la voie vers une société véritablement cosmopolite, qui se définit explicitement comme telle, et qui cherche à traduire cet idéal dans ses institutions, ses politiques et sa culture.

[...]

Il faudra susciter, en France, un nouveau mouvement des droits civiques capable de régénérer cette vieille société et de donner un coup de fouet à cette vieille culture qui autrefois, a tant apporté au monde mais qui, aujourd’hui, ne cesse de radoter, de tituber, donnant de ce fait l’impression de s’écrouler sous la sclérose.

Achille Mbembe - Professeur d’histoire et de science politique à l’Université du Witwatersrand, Johannesbourg, Afrique du Sud. @ Le Messager 2005


 

Remarques : Quand Achille Mbembe parle de races, j'avoue que je ne me sens pas vraiment à l'aise tant ce concept me semble douteux, dangereux, malsain. Je pense, d'abord, à l'affaire Dreyfus, puis, à l'horreur absolue : les camps d'extermination de l'Allemagne nazie. Je pense, ensuite, aux lumineuses réflexions de Claude Levi-Strauss, publiées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et qui prennent le contre-pied de tout ce qui a été dit et écrit sur ce « pseudo concept » de race ayant justifié tant de massacres.

Mais, en même temps, je me demande si le rejet définitif d'un tel concept n'a pas permis, de façon sournoise et souterraine, toutes les dérives racialistes de notre société et de l'État. Puisque la pensée du sens commun est : les races n'existent pas, il est difficile de dire et de faire admettre que, dans la pratique quotidienne, "elles" existent hélas. A telle enseigne que notre modèle républicain - liberté, égalité, fraternité - est fortement mis à mal par ces nouvelles notions : discrimination positive, égalité des possibles ou des chances.

D'où la nécessité de vous présenter cette « vision africaine de l'histoire » concernant la "race", qu'évoque Catherine Coquery-Vidrovitch, après avoir participé, les 21 et 22 juin 2007, à un colloque organisé par Rémi Bazenguissa, à l'EHESS (Centre d’Etudes africaines), et dont le titre était : « Les episteme africaines dans le monde. Trois lieux de production des connaissances sur le passé et le présent de l’Afrique ».

De toute façon, Achille Mbembe voit juste : il existe en France un impensé racialiste qui contamine notre vision de l'Autre et qui, parfois, dégénère dans ce que tout le monde appelle toujours et encore "le racisme". L'emploi d'un tel vocable n'est donc pas anodin, puisqu'il renvoie à "race".

Ainsi, d'un côté nous rejetons le concept de race et, de l'autre, nous nous référons à lui pour dénoncer certaines dérives. Alors, après avoir lu le texte d'Achille Mbembe, il faut poursuivre la réflexion en découvrant ce que disent les participants au colloque organisé à l'EHESS, les 21 et 22 juin 2007.



Une vision africaine de l'histoire

 

par Catherine Coquery-Vidrovitch - http://cvuh.free.fr/

 

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Le thème de la « race » a été surtout largement abordé par nos collègues africains, qui ne comprennent guère les réticences françaises à aborder le sujet de front tant il paraît évident au moins dès que l’on se réfère à la couleur. Après tout, c’est au XIXe siècle qu'un Français a le premier théorisé sur la « race » (Gobineau). Certes, « être sombre » est une solidarité de surface. Ses fondements ne sont ni dans la nature ni dans la culture, compte tenu de l’extrême diversité d’origine d’un monde noir éclaté. Cette « solidarité » n’en a pas moins un fondement ; la « cause de la libération noire » est une question de justice, compte tenu d’un « contrat racial » sous-jacent au « contrat social » : on a découvert que, pour une très grande part, la pauvreté est noire (aux Etats-Unis, en France). Il est donc absurde d’opposer l’un à l’autre. Ce qui a fait poser par le philosophe Bachir Diagne (Professeur à la NorthWestern) une question de fond, inversant les propos de la pensée occidentale. Celle-ci, à partir des Lumières, s’est développée dans l’indifférence relative des questions de race : et si cette indifférence n’en était pas une ? La pensée occidentale n’a t-elle pas eu précisément pour condition d’émergence son complexe de supériorité raciale, l’humain (dans la logique kantienne par exemple) étant implicitement, mais quasi par définition, un « adulte mâle blanc » ? Pourquoi passer sous silence cet élément constitutif ?

Ce qui se passe aujourd’hui, et qui échappe à la pensée occidentale, c’est que du côté noir, on sort des « identités collectives » pour mettre au centre du débat et du devenir l’individu : non plus ce que l’on est (what), mais qui l’on est (who). Désormais c’est l’individu qui doit s’inventer (ce que du côté occidental on a déjà fait depuis longtemps). Il s’agit de s’engager sur un plan de vie non encore constitué, susceptible de réécriture au gré des circonstances, construire l’éthique de vivre à sa manière sans que l’individu se retrouve pour autant prisonnier des identités collectives : ce n’est ni une question d’authenticité, ni une conception existentialiste de ce que l‘on doit ou devrait être ; mais on ne peut pas non plus éliminer ce contre quoi on se construit. D’où l’intérêt d’étudier en France, par exemple, le passage du « noir » au « black » (Rémy Bazenguissa).

Donc, également, ne pas éluder ce fait majeur : la fondation la plus solide de l’économie politique coloniale, ce fut la « race » (voir d’ailleurs sur ce thème les développements convaincants de Emmanuelle Saada, Les enfants de la colonie, Paris, La Découverte, 2007).

Bref, l’analyse de la « race » comme construction sociale est en retard ; car peut-être bien que « la race » est finie, mais « elle n’en finit pas de finir » , ce qui rend si difficile de sortir du racialisme sans rejeter l’identité raciale, de penser une action solidaire sans essentialisme.

[...]

Catherine Coquery-Vidrovitch -
29 Juin 2007.



Publié dans IDENTITÉ NATIONALE

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