USAGES POLITIQUES DU PASSÉ

Publié le par alain laurent-faucon



Liant crise du roman national, individualisation des représentations sociales, et question sociale,
Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum rappellent que ce sont les défauts d'histoire qui engendrent les excès de mémoire ; expliquent combien le rapport au passé est décisif pour saisir les attitudes présentes ; estiment que ce sont les frustrations socioéconomiques qui sont le véritable terreau des ressentiments qui s'expriment ensuite en termes symboliques et mémoriels ; et concluent que la question de la mémoire renvoie en définitive à la question sociale et en particulier à l'exigence d'égalité.

Tout est donc étroitement imbriqué : à la fois un récit historique national qui a longtemps pris l'allure d'un roman national et l'absence de reconnaissance sociale des ex-colonisés ; un virulent « retour du refoulé » avec victimisation, concurrence des victimes, et une utilisation politique du passé afin d'obtenir des droits, des pouvoirs ou des biens socio-économiques





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Observatoire du communautarisme



Observatoire indépendant d'information et de réflexion sur le communautarisme, la laïcité, les discriminations et le racisme. Entretien – réalisé par courrier électronique – avec Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum, auteurs de Mémoires vives. Pourquoi les communautés instrumentalisent l'Histoire, Bourin éditeur, Paris, 2007.


Dans cet entretien à l'Observatoire du communautarisme, les deux auteurs de Mémoires vives. Pourquoi les communautés instrumentalisent l'Histoire (Bourin éditeur, 2007) analysent le développement des questions de mémoire en France, leurs prolongés politiques avec les « lois mémorielles » et la récente contestation de ces dispositifs juridiques. Enfin, liant crise du roman national, individualisation des représentations sociales, et question sociale elle-même, ils suggèrent plusieurs pistes de réformes dans l'éducation et l'enseignement supérieur. Pistes que l'Observatoire du communautarisme ne partage pas nécessairement, mais qui poursuivent une réflexion riche et structurée autour d'un des principaux noeuds que la République doit affronter.



QUESTION -
Pourquoi avoir écrit – à quatre mains, avec Alexis Rosenbaum – Mémoires vives. Pourquoi les communautés instrumentalisent l'Histoire ?

Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum : Votre question est en fait double et appelle donc deux réponses. Tout d'abord, pourquoi à quatre mains ? Nous nous sommes rendus compte que peu de sociologues se sont intéressés aux conséquences des conflits de mémoire qui agitent l'espace public. Or, ce qui nous intéressait au premier plan était d'analyser leur impact sur la société, et notamment sur sa communautarisation. Nous avons alors pris conscience que ce sont aussi bien les défauts d'histoire que les excès de mémoire qui débouchent sur une société qui se fragmente par le passé. Mais nous voulions également proposer aux lecteurs un éclairage issu de la psychologie sociale, en présentant certaines expériences récentes qui démontrent combien le rapport au passé est décisif pour comprendre les attitudes présentes. Par exemple, les expériences menées par Nyla Branscombe à l'Université d'Amsterdam indiquent la corrélation existant entre le degré du sentiment nationaliste et la vision du passé. Lorsqu'on présente à des sujets néerlandais un récit décrivant la colonisation de l'Indonésie par les Pays-Bas, on s'aperçoit par exemple qu'ils exploitent les ambiguïtés du récit pour conforter leur identification à la nation. En particulier, les sujets qui s'identifient fortement aux Pays-bas mettent en œuvre un mécanisme de défense intérieur qui leur permet de réduire leur sentiment de culpabilité collective. Mais on peut réduire cet effet de « déni » en disant à ces mêmes sujets que les informations « culpabilisantes » étaient issues du travail d'historiens de leur propre pays ! C'est dire si l'estime de soi que procure le groupe prend parfois le pas sur le souci de vérité. Ce type d'expérience permet de comprendre plus précisément pourquoi les ultra-nationalistes ne souhaitent pas revenir sur les passages sombres de l'histoire nationale. Mais aussi pourquoi les internationalistes, à l'inverse, militent pour une révision de cette histoire nationale, en privilégiant la mémoire aux dépens de la rigueur historique. Il ne faut donc pas s'étonner que les proches du Front National accréditent une forme de « roman national » ou qu'à l'inverse Olivier Besancenot fonde – avec d'autres – une association qui s'appelle « Devoir de mémoire ».

Le second volet de la question serait : pourquoi aujourd'hui ? Il semble que notre ouvrage trouve son sens au regard de ces « crises de mémoires » qui ne cessent de secouer la France depuis quelques années. Songeons à la polémique autour de la loi Taubira, aux affrontements sur les bienfaits de la colonisation, aux controverses autour des génocides, aux exigences incessantes de commémoration, aux procès médiatiques - rarement autant de groupes sociaux ont pu donner l'impression d'avoir à ce point la mémoire à vif et d'envahir le débat public par leur malaise ou leurs revendications. On s'est donc interrogé : comment éclairer un rapport aussi tourmenté au passé ? Est-ce la fin d'une certaine vision de la Nation ? La marque d'un intérêt renouvelé pour la mémoire collective ? Le simple résultat d'une compétition entre « lobbys » communautaires ? Nous avons choisi d'écrire ce livre pour montrer qu'au-delà de telle ou telle polémique particulière, dont le contenu concerne en réalité essentiellement les historiens, le passé est devenu (ou redevenu) un domaine de ressources stratégiques, au point que l'usage politique de ce passé doit être considéré comme un instrument majeur dans la conquête de droits, de pouvoir ou de biens socio-économiques.

QUESTION - Comment expliquez-vous l'importance dans la dernière décennie des questions de mémoire en France ? Quelles sont les mécanismes et les forces à l'œuvre ?

Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum : Elle est l'effet d'au moins trois facteurs conjoints.

D'abord, un récit historique national qui a longtemps pris l'allure d'un roman national et dont nous subissons pour ainsi dire le contrecoup. Pour le dire de façon imagée, tout se passe comme si on avait trop longtemps tiré un élastique d'un côté et qu'aujourd'hui il nous revienne en pleine figure. Avec des excès tout à fait condamnables à l'image du procès qui a failli être intenté à l'historien Olivier Pétré-Grenouilleau. On a longtemps placé un couvercle sur les mémoires particulières par le biais d'une histoire nationale centralisatrice. Et ce couvercle a sauté ! De sorte que ce que nous appelons les mémoires post-coloniales occupe désormais de façon désordonnée et souvent avec virulence l'espace public.

Ensuite, le renforcement d'un usage identitaire du passé. Celui-ci peut en effet être extrêmement utile pour fédérer un groupe autour d'une identité, réelle ou fictive. L'entretien d'une mémoire commune favorise les sentiment d'unicité, d'ancienneté, de cohésion, à travers les récits partagés, leur transmission et leur commémoration. Peu importe les distorsions infligées au passé réel, l'usage de la mémoire peut ainsi contribuer à revitaliser des identités en souffrance ou stigmatisées, ce que de nouveaux « entrepreneurs de mémoire » ont parfaitement compris.

Enfin, le recours au passé permet d'engager des revendications pour améliorer la situation du groupe auquel on appartient, lutter contre certaines discrimination ou même espérer instituer un traitement préférentiel. Dans l'histoire de l'« affirmative action » aux Etats-Unis comme dans le discours de certains porte-parole de minorités post-coloniales aujourd'hui, on voit ainsi le recours aux crimes passés invoqué pour fonder l'idée d'une dette de la société à l'égard de soi. Le passé devient dès lors une ressource doublement stratégique : d'unification pour les membres du groupe et de revendication vis-à-vis de la société globale.

QUESTION - Constatez-vous un phénomène de « concurrence des victimes », pour reprendre le titre de l'essai de Jean-Michel Chaumont (La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, La Découverte, 1997) ?

Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum : L'idée d'une concurrence des victimes est officiellement rejetée par tous les acteurs et toutes les associations engagés dans ces polémiques. Tout le monde ou presque semble réprouver l'idée d'une comparaison ou d'une gradation entre les sangs versés. Pourtant, une fois passé les déclarations de façade, on note une sursensibilité aux moindres différences de reconnaissance ou de traitement, qui engendre parfois de très fortes rancoeurs entre les groupes. Ceux-ci semblent pour ainsi dire s'épier mutuellement dès qu'il s'agit de leurs ressources ou de leurs succès mémoriels : date de commémoration, musée public, déclaration du chef de l'Etat, qualification de « crime contre l'humanité » ou de « génocide », incorporation dans les programmes scolaires, etc. Dans un système où la reconnaissance de l'Etat et l'attention publique sont des critères essentiels de réussite, chaque groupe est tenté de considérer que toute avancée d'un autre groupe s'accomplit aux dépens de lui-même, comme si la mémoire nationale était une sorte de gateau. D'où les effets pervers que l'on connaît (« on parle trop d'eux et pas assez de nous »), et dont le désir de banaliser la Shoah n'est pas le moindre. La Shoah ayant en effet servi pendant un certain temps à de nombreux groupes comme référence majeure, elle a fini par constituer un rival autant qu'un modèle. C'est ce que confirme la théorie de la comparaison sociale à l'aide de laquelle nous avons analysé ces phénomènes : dans un espace public propice à la comparaison, l'invocation du passé peut tout à fait servir à se protéger contre le verdict social de l'infériorité. En effet, lorsque les individus confient une partie de leur amour-propre à des groupes d'appartenance, ils se comparent les uns aux autres à travers cette appartenance. Mais comme le fondement du groupe se situe souvent dans le passé, ils finissent par se mesurer à travers la valeur de leur passé collectif (« Notre » passé est-il aussi glorieux que le leur ? Compte-t-il des tragédies de même importance ?). Ou encore à travers la reconnaissance publique accordée à ce passé (Notre passé est-il aussi bien commémoré qui celui-ci ? Aussi bien enseigné que celui-là ?…). Une fois ce mécanisme de comparaison enclenché, il transporte des personnes aux groupes le même cortège de satisfactions, de frustrations, de sentiments envieux, de ressentiment, d'arrogance et d'humiliation qu'on relève dans l'exercice des vanités individuelles. La concurrence entre minorités, avouée ou inavouée, devient inévitable.

QUESTION - Que pensez-vous de la position, défendue par l'association Liberté pour l'histoire, favorable à la remise en cause des « lois mémorielles » (lois Gayssot, loi Taubira, loi Accoyer sur le génocide arménien) ?

Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum : Nous ne sommes pas historiens. Il est donc difficile de nous prononcer sur cette question délicate, d'autant que derrière le terme englobant de « lois mémorielles », on place des lois de nature différente. Toutefois, on peut tout de même regretter l'inflation des lois qui font intervenir la mémoire. Voulant certainement bien faire, l'Etat donne par là une forme de légitimité à des revendications mémorielles dont les conséquences sont, on le voit aujourd'hui, mal maitrisées…

QUESTION - Quelle devrait être la politique des pouvoirs publics pour les questions mémorielles ? Quel roman national aujourd'hui ?

Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum : Ce n'est pas à l'Etat d'arbitrer systématiquement les litiges historiographiques. Une nation démocratique, ouverte sur le monde, dans laquelle la connaissance du passé relève d'un travail collectif et scientifique, ne fabrique pas, ne peut plus fabriquer un « roman national » surtout s'il s'agit de mythifier ses héros et d'occulter ses zones d'ombre. Il faut poursuivre le travail, déjà largement entamé, d'une incorporation des mémoires de l'esclavage et de la colonisation dans la mémoire nationale. Car c'est dans la brêche de ces occultations que se sont engouffrées certaines minorités sur un mode vindicatif et identitaire.

Toutefois, soyons conscients que le traitement des crises de mémoire ne peut se limiter au plan de la connaissance et de l'histoire. N'oublions pas que ce sont les frustrations socioéconomiques qui sont le véritable terreau des ressentiments qui s'expriment ensuite en termes symboliques et mémoriels. La question de la mémoire renvoie donc en définitive à la question sociale et en particulier à l'exigence d'égalité.

QUESTION - Que préconisez-vous pour réduire le « renforcement de la culture victimaire » ?

Eric Keslassy et Alexis Rosenbaum : La valorisation du statut de victime est plus récente dans nos sociétés que celle du « héros victorieux », mais elle semble y être assez profondément incrustée. Elle ne peut donc être extirpée par simple décret. Toutefois, on peut jouer sur les mécanismes qui enveniment la compétition victimaire. Ainsi, l'une des principales erreurs a consisté jusqu'à présent à rechercher une hypothétique égalité de traitement des mémoires entre les groupes, ce qui n'a fait qu'envenimer cette compétition. Le plus urgent aujourd'hui est de mettre au contraire en œuvre une égalité des chances entre les individus. Certaines affiliations communautaires, et le recours au passé qui les nourrrit, ne perdront en effet leur attrait que lorsque chacun pourra reprendre véritablement confiance en l'égalité concrête des chances. Seule l'ouverture des « ascenseurs sociaux » peut selon nous détourner les minorités du double repli – passéiste et communautariste – qui les menace aujourd'hui, et réorienter les énergies vers le partage d'un avenir commun.

Ainsi, au lieu de continuer à alimenter systématiquement les querelles mémorielles en affirmant que leur mémoire est un élément fondamental de leur destin, les minorités post-coloniales auraient intérêt à se tourner résolument vers l'avenir. L'axe majeur d'un nouveau projet citoyen doit plutôt consister à concrétiser l'égalité des chances tant à l'école, que devant l'enseignement supérieur ou encore à l'accès au marché du travail. Dans ce cadre, il paraît essentiel de toujours tenir compte des avantages et des handicaps des individus au moment où ils se présentent sur la ligne de départ. Cela implique de développer des dispositifs qui s'appuient sur l'équité en « donnant plus à ceux qui ont moins ». Plus qu'une méthode, l'égalité doit être l'horizon à atteindre : des inégalités de traitement peuvent à notre sens se justifier dans la mesure où l'objectif reste l'égalité réelle. Autrement dit, on peut accepter l'idée qu'un traitement préférentiel soit mis en place afin de combler le fossé entre l'égalité de droit et l'égalité de fait, mais la désignation de ses bénéficiaires doit toujours se réaliser à partir de critères socio-économiques ou territoriaux et non pas ethniques à l'instar de ce qui se pratique aux Etats-Unis (Cette distinction est développée dans De la discrimination positive, Bréal, 2005).

Dans ce cadre, on peut proposer quelques pistes de réflexion pour tenter d'améliorer les résultats du système éducatif :

Tout d'abord, il convient de ne pas évacuer le problème de la répartition des moyens et des compétences ; le tournant des ZEP (Zones d'éducation prioritaire) en 1981 a montré le chemin en rompant avec le principe égalitaire qui en revenait à dénier les différences de handicaps socio-culturels que doivent affronter les élèves en fonction de leur milieu social d'origine. Mais force est de constater que l'esprit originel des ZEP a été oublié. Pour être établies, elles devaient en effet réunir trois conditions : une forte concentration de difficultés scolaires, l'existence d'un projet pédagogique et l'engagement de tous les acteurs autour de l'école. En entrant dans une logique de gestion comptable, leur efficacité a été considérablement amoindrie…. Le nombre des zones, donc des enfants concernés, est devenu tellement important que les ressources allouées en moyenne à un élève de ZEP sont à peine supérieures, voire parfois inférieures, à celles allouées à un élève hors ZEP. Ce « saupoudrage » des moyens conduit ainsi à un rééquilibrage totalement insuffisant – alors qu'on sait que l'amélioration des résultats scolaires des enfants issus des quartiers défavorisés est fortement sensible à une prise en charge très différenciée et à une réduction significative du nombre d'élèves par classe.

On peut également modifier durablement l'accès à l'enseignement supérieur pour les étudiants issus des milieux les plus modestes, suppose une démocratisation réelle de la voie générale au lycée. N'est-il pas urgent d'en finir avec le « bac des riches » qui ouvre toutes les portes et les « bacs des pauvres » aux faibles débouchés ? Seules la volonté politique et la mobilisation de tous les acteurs de la « communauté éducative » pourraient le permettre. L'innovation de la filière ZEP à Sciences Po nous indique une voie possible : elle offre la possibilité à des enfants issus de milieux modestes, particulièrement méritants, d'entrer dans l'Ecole de la rue Saint-Guillaume sans passer par le concours – qui agit comme un « filtre social ». Tout en entamant une diversification nécessaire de son recrutement, Sciences Po a ainsi suscité une nouvelle dynamique dans les ZEP concernées (notamment à travers des élèves plus motivés et des équipes enseignantes plus stables). Il ne faut donc plus hésiter à entrer dans une ère de généralisation des programmes d'ouverture des Grandes Ecoles si l'on souhaite que la diversification des élites ne reste pas un vœu pieux.

Ces mesures doivent permettre de rendre la société démocratique plus crédible. Elles impliquent certes d'opérer une rupture conséquente avec l'universalisme abstrait de notre modèle républicain. Mais reconnaissons qu'il devient urgent de promouvoir une véritable équité… pour que l'égalité n'en reste pas à l'état de promesse.

Remarque : les passages soulignés l'ont été par mes soins et non par les auteurs ou l'Observatoire du communautarisme. Je vous invite à consulter régulièrement deux sites fort intéressants, celui de l'Observtoire du communautarisme bien sûr, mais aussi celui du Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire : http://cvuh.free.fr/


 

Publié dans IDENTITÉ NATIONALE

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