SARKO ET LE ROMAN NATIONAL
« Une histoire qui sert est une histoire serve », disait ce grand historien que fut Lucien Febvre, cofondateur des Annales avec Marc Bloch. Et pourtant, pour les pouvoirs en place, histoire et politique sont étroitement liées – ce qui explique justement ces « retours du refoulé » que sont les revendications mémorielles.
L'utilisation de l'histoire et des "grands hommes" par l'actuel président de la République porte à son paroxysme l’interaction entre propagande politique et instrumentalisation du passé.
Il est, dès lors, facile de comprendre pourquoi l'utilisation de l'histoire à des fins partisanes engendre tant de conflits. Demain, à propos du PCF et de sa volte-face vis-à-vis de l'Allemagne nazie, surgiront de nouvelles guerres de mémoire ! « A faire un usage politique de l'histoire, on s'expose à quelques mises au point historiques », rappelle d'ailleurs Jean-Pierre Azéma dans son article « Guy Môquet, Sarkozy et le roman national », paru dans L'Histoire de septembre 2007.
La « caporalisation mémorielle : une lettre lue dans tous les établissements scolaires, tous les ans, le même jour, sinon à la même heure » (J.-P. Azéma) montre, si besoin est, à celles et ceux qui en doutent encore, combien l'instrumentalisation de l'histoire est une vieille pratique républicaine. Comme l'écrit l'auteur de l'article déjà cité, grand spécialiste de la France de Vichy et de la Résistance française :
« Comme pratique sociale, l'histoire exerce en France une fonction identitaire, comme le droit dans la société américaine »
D'où la violence de ces « retours du refoulé », quand les victimes ou les bourreaux, les vaincus ou les vainqueurs, les « sans voix » ou les « élites », les dominés ou les dominants se mettent à contester « l'histoire officielle », celle des manuels scolaires, des commémorations nationales. « Je reste troublé par l'inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d'oubli ailleurs, pour ne rien dire de l'influence des commémorations et des abus de mémoire – et d'oubli », notait le philosophe Paul Ricoeur dans l'avertissement introductif à son ouvrage sur La Mémoire, l'histoire, l'oubli (Seuil, Paris, 2000).
DOSSIER DE PRESSE
Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire
http://cvuh.free.fr/
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Les usages de l’histoire dans le discours public de Nicolas Sarkozy
par Gérard Noiriel (EHESS)
Dans le discours qu’il a tenu à Poitiers le 26 janvier dernier, le candidat de l’UMP à l’élection présidentielle s’est présenté comme l’héritier de Jean Jaurès et de Léon Blum. Cette « captation d’héritage » est une bonne illustration des formes que prennent les usages publics de l’histoire dans la France d’aujourd’hui. Le problème n’est pas tant que les politiques puissent « récupérer » les héros du passé pour tenter de grandir leur stature de présidentiable. Ce phénomène n’est pas nouveau. Il est même constitutif de la mémoire politique. Dans ce type de compétition, en effet, les candidats ne peuvent espérer l’emporter que s’ils glanent des voix au-delà de leur propre camp, ce qui les incite à parler au nom de la nation toute entière en cherchant des références historiques consensuelles.
Ce qui est inédit (à ma connaissance), c’est le fait que le leader de la droite ait pu se présenter publiquement comme l’héritier des chefs historiques de la gauche. Pour comprendre la fonction de ces références, il faut lire de près le discours de Poitiers. Ce qui frappe, c’est d’abord la faible place accordée à la Révolution française. Alors que jusqu’à une période récente, tout homme politique cherchant à présenter sa candidature comme un moment historique pour la Nation se situait dans le prolongement de cet événement fondateur, celui-ci n’est mentionné ici qu’une seule fois et encore, est-ce par le biais d’une citation de Napoléon Ier évoquant « l’achèvement de la Révolution ». Ensuite, ce qui étonne dans les références/révérences du discours de Poitiers, c’est la marginalisation du général de Gaulle, qui était pourtant la figure centrale des récits mémoriels de la droite dont l’UMP est l’héritière. Certes, le général est présent dans la galerie des glorieux ancêtres dont se réclame le candidat, mais il n’est cité que 3 fois, alors que Jean Jaurès est cité 7 fois !
Je ferai l’hypothèse que ce nouveau système de références historiques illustre les contraintes auxquelles les professionnels de la politique sont confrontés aujourd’hui, dans un monde où la « démocratie de partis » a cédé la place à la « démocratie du public » (pour reprendre les formulations du philosophe Bernard Manin). Soumis à la loi des sondages et des médias, le candidat à la présidentielle ne cherche plus à se situer dans le prolongement d’une tradition politique précise. Il n’a plus besoin de conforter la mémoire et l’identité collectives de son propre camp, en rappelant les luttes héroïques menées autrefois par les « camarades » ou les « compagnons », ce qui était auparavant indispensable pour mobiliser ses troupes en vue du combat politique à venir. Ce qui compte, désormais, c’est de peaufiner une image, en fonction des directives données par les conseillers en communication qui font partie du « staff » de campagne.
Mais ces conseillers, mauvais sociologues, ont commis une erreur dans la phase de « pré-campagne », en incitant leur chef à durcir son discours sécuritaire avec des mots comme « racaille », que l’ensemble des jeunes des classes populaires ont ressenti comme une insulte. Le candidat de la droite doit donc « recentrer » son profil (« j’ai changé ») et faire dans le « social » en se présentant comme l’héritier de la gauche.
Pour approfondir l’analyse sur l’usage de l’histoire de France dans ce discours, je dirais qu’il illustre la logique symbolique de la « panthéonisation ». Le candidat consacre les grands personnages qui ont pour fonction de le consacrer.
C’est, là aussi, un type d’usage public de l’histoire classique chez les professionnels de la politique. Comme l’a montré Maurice Agulhon dans ses travaux sur la symbolique républicaine, en France la logique mémorielle s’est toujours heurtée à une difficulté particulière, car les politiciens n’ont jamais pu se réclamer de « pères fondateurs » unanimement reconnus, comme George Washington ou Thomas Jefferson aux Etats-Unis.
En conséquence, lorsque la grande figure de référence que mobilisait l’un ou l’autre camp s’efface ou lorsque, pour des raisons de rivalités internes à son propre camp, le candidat ne peut plus se l’approprier aisément, comme c’est le cas ici avec le général de Gaulle, il n’y a plus de personnages historiques disponibles pour incarner le consensus national.
C’est la raison pour laquelle le candidat de l’UMP est contraint aujourd’hui d’intégrer dans son cercle des héros nationaux disparus, des figures venues de droite comme de gauche.
Le récit mémoriel a pour fonction de gommer leur appartenance partisane, pour persuader le public que leur qualité première tenait justement au fait qu’ils avaient su dépasser les limites de leur parti. C’est le principal critère qui permet au candidat de l’UMP de rassembler dans son Panthéon personnel des hommes politiques aussi différents que Napoléon, Jaurès, Clemenceau, de Gaulle, et même Mitterrand. La même logique est à l’oeuvre à propos des intellectuels et des écrivains puisque Charles Péguy, Marc Bloch (relu et corrigé par Pierre Nora) et Jean d’Ormesson sont évoqués comme références consensuelles.
Ce discours mémoriel a donc pour première fonction de convaincre le grand public que le candidat de l’UMP est le digne héritier de ces héros nationaux. Mais il a aussi pour but de fabriquer un consensus occultant les rapports de pouvoir et les luttes sociales. Le discours de Poitiers est une sorte de Disneyland de l’histoire dans lequel il n’y a que des gentils, des hommes bons. La « captation d’héritage » est aussi un détournement destiné à occulter le fait que les leaders du mouvement ouvrier, comme Jaurès et Blum, ont été avant tout des militants, au coeur des combats politiques de leur temps. Le candidat de l’UMP n’hésite pas à faire référence au Front Populaire : « J’ai cité Léon Blum parce que je me sens l’héritier de l’enfant qui en 1936 grâce aux congés payés jette sur la mer son premier regard émerveillé et entend prononcer pour la première fois le mot « vacances ».
Ce qui est suggéré dans cette citation, c’est que le leader de la SFIO et le chef du gouvernement du Front Populaire aurait « donné » deux semaines de congés payés aux ouvriers parce que c’était un homme bon et humain, qui voulait que les travailleurs voient la mer. Le fait historique qui est totalement oublié ici, c’est que les congés pays ont été un acquis du formidable mouvement de grèves de mai-juin 1936. C’est le résultat de la lutte des classes et d’une mobilisation sans précédent des ouvriers contre le patronat. Mais évidemment ce fait historique là, le candidat des milieux d’affaire est obligé de le passer sous silence puisque, dans le même discours, il dénonce explicitement « ceux qui attisent encore la lutte des classes ». Il faut reconnaître que les assistants qui ont écrit le discours du candidat ne manquent pas d’imagination. Dans leur récit, Georges Clemenceau, le ministre de l’Intérieur qui a envoyé la troupe contre les grévistes en 1907-1908, cohabite pacifiquement avec son plus farouche adversaire politique, Jean Jaurès, le directeur de l’Humanité, qui dénonçait le « premier flic de France » et le « briseur de grèves ».
Je voudrais m’arrêter un peu plus longuement sur un autre usage de l’histoire qu’illustre le discours de Poitiers. Il concerne le thème de l’anti-repentance. Le candidat à la présidentielle écrit en effet : « Je veux dire à tous les Français que nous sommes les héritiers d’une seule et même histoire dont nous avons toutes les raisons d’être fiers. Si on aime la France, on doit assumer son histoire et celle de tous les Français qui ont fait de la France une grande nation ». Ce propos doit être relié à celui qu’il avait tenu peu de temps auparavant (14 janvier 2007) : "Au bout du chemin de la repentance et de la détestation de soi, il y a, ne nous trompons pas, le communautarisme et la loi des tribus".
Nous voyons là s’esquisser un thème de campagne que le candidat de la droite cherche à utiliser pour discréditer le camp d’en face, en affirmant : « Ce que je sais, c’est que la gauche qui proclame que l’Ancien régime ce n’est pas la France, que les Croisades ce n’est pas la France, que la chrétienté ce n’est pas la France, que la droite ce n’est pas la France. Cette gauche là je l’ai accusée, je l’accuse de nouveau de communautarisme historique ».
Ce passage est particulièrement intéressant à décrypter si l’on veut comprendre comment les politiciens utilisent aujourd’hui l’histoire dans leur propagande et les contradictions auxquelles ils se heurtent (ou risquent de se heurter). Tout d’abord, on constate que l’anti-repentance est l’une des principales grilles de lecture qu’utilise le candidat pour « repenser » l’histoire de France. Par exemple, dans le passage où sont évoquées les persécutions dont ont été victimes Léon Blum et Georges Mandel, il n’y a pas un seul mot pour souligner les responsabilités du régime de Vichy et de la milice. Les seuls coupables explicitement désignés, ce sont les agents de la Gestapo ! Finis les discours sur les mauvais Français et sur la responsabilité de l’Etat français. On a le sentiment d’en revenir à une histoire pré-paxtonienne (et aussi pré-chiraquienne) de Vichy.
C’est aussi la logique de l’anti-repentance qui conduit le candidat non pas à ignorer la colonisation, mais bel et bien à l’assumer. Le discours de Poitiers revient, d’une manière indirecte, à l’affirmation du « bilan positif » de la colonisation (même si le mot n’est jamais employé), en affirmant que nous devons être fiers des croisades et en plaçant le maréchal Lyautey au coeur d’un Panthéon dans lequel ne figurent aucun Français issu de l’immigration ou des peuples colonisés.
Une autre lacune montre clairement où mène le discours anti-repentance. C’est l’absence totale des figures féminines dans la galerie des héros dont se réclame le candidat de l’UMP. Nous avons ici une illustration limpide des analyses de Michèle Riot-Sarcey sur l’absence des femmes dans la mémoire des hommes politiques de ce pays. Au-delà de l’effet anti-repentance, on peut penser que, dans le contexte de la présidentielle 2007, le candidat UMP a jugé stratégiquement préférable de souligner les attributs virils de Marianne.
Dans le passage consacré à l’anti-repentance, on constate aussi que le candidat UMP a forgé un nouveau « concept », inconnu jusqu’ici des historiens, celui de « communautarisme historique ». Je doute qu’il laisse sa marque dans l’histoire de la pensée, mais ce n’était pas le but visé par son auteur. Il s’agissait de marquer l’opinion, en utilisant des formules choc. Il faut se souvenir, en effet, que dans un monde dominé par les sondages, ce ne sont pas les arguments rationnels qui comptent, mais les formules permettant de conforter le sens commun en jouant sur des réflexes et des associations d’idées. La mise en équivalence entre gauche et communautarisme se fait ici grâce à toute une série d’amalgames dont la fonction principale est d’imposer l’idée que la gauche représente l’anti-France. Ce type de rhétorique n’est pas vraiment nouveau, lui non plus. A partir du moment où l’un des deux camps du champ politique se présente comme le représentant de la France toute entière, par définition le camp adverse doit être assimilé à l’anti-France.
Dans le langage polémique actuel, les ennemis de la République et de la France, ce sont les « communautaristes ». Ce terme ne désigne plus rien de précis et fonctionne comme une insulte ou un stigmate très efficace pour discréditer des concurrents. Le simple fait de rappeler que la politique est toujours un enjeu de luttes, qu’elle est fondée sur des rapports de force ; le simple fait de rattacher un programme politique à la tradition de pensée dont il est issu, peut donc désormais être vu comme un délit de « communautarisme historique ».
En utilisant ce type d’anathème pour discréditer ses adversaires politiques, le candidat de l’UMP persiste dans la même rhétorique que celle qu’il avait déjà mobilisée lors des violences de novembre 2005. Parler de « communautarisme historique » pour disqualifier ceux qui défendent la posture de la repentance, c’est la même chose que dénoncer la « racaille » dans les conflits sociaux. C’est utiliser des références propres à un domaine, pour les plaquer sur un autre. Dans les deux cas, il s’agit de criminaliser des points de vue concurrents pour mieux les discréditer.
Le candidat fait beaucoup d’efforts pour persuader les citoyens qu’il a changé depuis novembre 2005. Mais sa manière d’argumenter montre le contraire. Au-delà de la personne elle-même, ces constantes s’expliquent par les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur l’action politique. Pour mobiliser son électorat, le candidat de la droite doit utiliser un vocabulaire et des références que j’appelle national-sécuritaires. Dans le discours de Poitiers, on voit parfaitement le lien entre la dénonciation de la repentance et la stigmatisation de l’immigration. Comme j’ai tenté de le montrer dans un livre à paraître [1], depuis les débuts de la IIIe République, le discours de la droite républicaine sur l’immigration reproduit toujours la même argumentation. On la retrouve intégralement dans le discours de Poitiers. Le candidat de l’UMP commence par rappeler son attachement aux « droits de l’homme ». Ensuite, la « chasse aux clandestins » est présentée comme une mesure destinée à défendre les immigrés eux-mêmes contre « les marchands de sommeil et des passeurs sans scrupule qui n’hésitent pas à mettre en danger la vie des pauvres malheureux dont ils exploitent la détresse ». Enfin, nous arrivons au coeur du propos, qui énumère la longue litanie des stéréotypes du moment sur les immigrants, visant à dénoncer ceux « qui ne respectent pas nos valeurs » ; « ceux qui veulent soumettre leur femme, ceux qui veulent pratiquer la polygamie, l’excision ou le mariage forcé, ceux qui veulent imposer à leurs soeurs la loi des grands frères, ceux qui ne veulent pas que leur femme s’habille comme elle le souhaite ».
Ce discours national-sécuritaire a pour fonction de mobiliser l’électorat clairement positionné à droite, mais il ne permet pas d’imposer l’image du rassembleur « qui a changé ». C’est la raison pour laquelle, il fallait procéder à une sorte de provocation mémorielle, en se référant à Jaurès et à Blum, pour alimenter la chronique politique sur le thème du « changement ».
NOTES :
[1] Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Fayard, mars 2007.
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Des usages étatiques de la lettre de Guy Môquet
par Laurence De Cock-Pierrepont, pour le CVUH
Le dernier effet d’annonce de Nicolas Sarkozy, l’injonction de lecture de la lettre de Guy Môquet dans tous les lycées de France, à chaque rentrée scolaire, n’a rien d’étonnant et peut être interprété à travers une double grille de lecture :
le pli désormais pris d’instrumentaliser l’histoire, dans une stratégie d’abord électoraliste, et aujourd’hui présidentielle.
l’appel à une vision de l’école sanctuarisée et dont on renforcerait la mission civique, à charge pour elle de revitaliser le sentiment national.
Le premier point a été largement développé dans le texte critique du CVUH : « L’histoire par Nicolas Sarkozy, le rêve passéiste d’un futur national-libéral » [1]. Sous la plume d’Henri Guaino, un montage/brouillage rhétorique a permis à Nicolas Sarkozy de bâtir un agglomérat de références historiques. Ces dernières sont systématiquement décontextualisées et mises en équivalence au service d’une écriture de l’histoire qui revalorise la lignée des grands hommes, là où le nouveau président viendrait tout naturellement s’inscrire avec la ferme intention d’« écrire [avec tous les Français] une nouvelle page de notre histoire » (discours du 6 mai 2007). Guy Môquet pénètre cette généalogie mythologique sur une suggestion d’Henri Guaino : « On en a beaucoup discuté, il a tout de suite été très enthousiaste », a précisé sur France culture l’expert en communication, le 14 mai dernier [2]. Que cette nouvelle entrée ait pu faire grincer des dents ne dérange pas outre-mesure le candidat d’alors : « Ceux qui ont osé dire que je n’avais pas le droit de citer Guy Môquet parce que je n’étais pas de gauche, je veux dire que je demeure stupéfait de tant de sectarisme. Guy Môquet appartient à l’histoire de France et l’histoire de France appartient à tous les Français. » (Discours du 18 mars 2007). Car, dans ce long héritage, ce jeune résistant communiste fusillé à 17 ans, le 22 octobre 1941, vient incarner les valeurs d’une jeunesse énergiquement tournée vers le sacrifice patriotique. Qu’il fut militant communiste devient donc strictement anecdotique dans cette mise en scène de l’histoire, puisqu’il ne s’agit que de puiser les attributs qui pourront confirmer la continuité de la mission providentielle du nouveau président : tout donner à cette « grande, belle et vieille nation » (6 mai). Ces détournements désormais récurrents des personnages et/ou moments historiques ne sont pas de simples procédés temporaires et électoralistes, ils témoignent d’une entreprise d’instauration d’une mémoire officielle qui opère par amalgame en gommant tout effet de contexte ou de divergences politiques.
Second point, l’école devient logiquement la caisse de résonance de ce nouveau projet. La philosophie scolaire de l’enseignement de l’histoire est née dans la matrice de la IIIème République. Dans la France de la fin du XIXème siècle, encore largement morcelée en « terroirs », l’école fut investie comme l’un des lieux stratégiques d’intégration nationale. Avec le modèle de l’État-nation français s’élaborèrent des références communes et homogénéisatrices. En outre, il fallait consolider la République en gestation et l’inscrire dans une logique de continuité historique et d’avancée linéaire vers le progrès, au miroir d’un universel républicain à promouvoir. L’histoire scolaire s’est posée comme un outil de fabrication et de légitimation de ce sentiment national. Elle s’est structurée autour de la double logique de l’unité et de la continuité, se devant de susciter l’adhésion, sans le doute. Nicolas Sarkozy ne cache pas aujourd’hui son admiration pour l’école de Jules Ferry : « Nous ne referons pas l’école de la IIIème République à l’heure d’internet, de la télévision ou du portable. Mais nous pouvons, nous devons en retrouver l’esprit. » (Discours du 23 février 2007 à Perpignan). De ce point de vue, l’« affaire » de la lettre de Guy Môquet fait très nettement sens. La geste symbolique qui consiste à inaugurer chaque année scolaire par la lecture d’une même lettre de résistant témoigne d’une forme de parrainage du récit historique scolaire dont il ne faut pas sous-estimer la portée idéologique. Lue hors programme, et quel que soit le niveau de classe, cette lettre sera déconnectée de son contexte d’élaboration, et servira de véhicule à des valeurs données comme universelles, à des valeurs absolutisées. Elle perdra son caractère de source pour se voit déshistoricisée. C’est ainsi aller à l’encontre de toute méthodologie historique et prendre le risque de patrimonialiser un contenu au service de la transmission d’une idéologie d’État. Dissocié de l’histoire de la deuxième Guerre et de la résistance, le message adressé aux adolescents lycéens pourrait se réduire à une accumulation de qualités morales aux échos douteux : « Qu’il étudie bien [Guy Môquet parle de son petit frère] pour être un homme » ; « Petit papa, j’ai fait de mon mieux pour suivre la voie que tu m’as tracée » ; « Ce que je souhaite de tout mon cœur, c’est que ma mort serve à quelque chose (…) Vive la France »… Le travail, la famille, la patrie… triste résurgence d’une sombre trilogie. La lettre de Guy Môquet n’a pas besoin de cette bénédiction gouvernementale et de sa conception moins civique que conservatrice de l’école et de l’écriture scolaire de l’histoire. Elle est déjà très largement utilisée par les enseignants d’histoire-géographie dans le cadre de l’étude de la résistance en France. Chacun s’efforce de la contextualiser et d’en dégager les enjeux propres à ce moment historique particulier. Mais il est vrai que cette première mesure gouvernementale doit aussi se lire à l’aune de cet amour que Nicolas Sarkozy déclare sans relâche à la France ; cet amour qui lui arrache des larmes à chaque nouvelle lecture de la lettre de Môquet [3] ; cet amour qui renvoie à une vision empathique de l’histoire tout en convoquant le principe totalement a-historique de l’identification. Activer le pathos est un procédé pédagogique (et démagogique) très efficace, qui gomme toute complexité ou principe de mise à distance critique. Or, c’est bien une posture de pédagogue national que la lecture obligatoire de la lettre de Guy Môquet permet à Nicolas Sarkozy d’endosser ; une position plutôt confortable pour policer la jeunesse lycéenne et la mobiliser autour de la vision sacrificielle de la nation et de l’identité nationale que réifie cet usage de l’histoire.
Laurence De Cock-Pierrepont, pour le CVUH
NOTES :
[1] http://cvuh.free.fr/spip.php ?article82
[2] http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/matins/fiche.php ?diffusion_id=52920
[3] Curieux, à ce propos, qu’il ait pourtant attendu la « suggestion » d’Henri Guaino pour l’inclure à son panthéon.
Remarques : Le propre d'un « roman national », d'une « identité nationale commune », d'une « mémoire collective » (à distinguer des mémoires singulières et particulières), est justement de relever de l'irrationnel, du pathos, du mythologique. C'est véritablement une « invention » et cela Sarkozy l'a fort bien compris. Et ce, d'autant plus que se référer indirectement au PCF pour expliquer aux « jeunes » ce qu'est le patriotisme est assez paradoxal. Il y là, comme dirait Renan, une amnésie salutaire ou un oubli efficace – notamment sur la volte-face du PCF face à l'Allemagne nazie, liée aux rapports Hitler - Staline. Ce que relève l'historien Jean-Pierre Azéma, grand spécialiste de la France de Vichy et de la Résistance française, dans un article - "Guy Môquet, Sarkozy et le roman national" - publié dans la revue L'Histoire de septembre 2007.
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Toute histoire a un contexte
Une réponse à Laurent Joffrin refusée par Libération ...
NOTA : Les critiques que Laurent Joffrin, directeur de Libération, a formulées dans son éditorial du 24 mai à l’encontre de la tribune publiée dans la page « Rebonds » (22 mai), par Pierre Schill (membre du CVUH), nous ont incités à demander un « droit de réponse », que Libérationne nous a pas accordé. Nous avons donc décidé de publier ce texte sur notre propre site".
(Nous avons ajouté quelques précisions qui manquaient dans le texte initial rédigé comme une réponse rapide. Elles figurent entre crochets)
La première décision du nouveau Président de la République, - une décision par essence symboliquement forte - de demander à l’ensemble des enseignants d’histoire-géographie de lycées de lire au début de chaque année scolaire la lettre que Guy Môquet écrivit à ses parents avant son exécution le 22 octobre 1941 en représaille à l’assassinat d’un officier allemand interroge la communauté historienne.
Pierre Schill, enseignant d’histoire-géographie et membre du Comité de vigilance face aux Usages publics de l’histoire (CVUH) dans un récent article (Libération du 22 mai) a expliqué clairement pourquoi il ne se plierait pas à cette décision du pouvoir : en premier lieu pour défendre l’autonomie de l’histoire comme discours savant, instrumentalisée aujourd’hui par ce même pouvoir, et ensuite, pour défendre l’autonomie pédagogique du métier d’enseignant. Laurent Joffrin, directeur de la rédaction de Libération, répondant à l’article de Pierre Schill (Libération du 24 mai), estime au contraire que la décision du Président de la République repose sur sa légitimité démocratique. On sait pourtant combien, depuis quelques mois, Nicolas Sarkozy a usé et abusé d’un recours systématique à l’histoire, amalgamant et compilant des références hétéroclites, en en détournant souvent le sens pour aboutir, in fine, à une négation de l’histoire comme discours rationnel et raisonné. On voit ici comment la faiblesse historique du discours a pu devenir la condition de son efficacité politique. Personne parmi les auteurs de ce texte ne conteste une quelconque légitimité démocratique au nouveau Président de la République ; mais peut-on sérieusement analyser comme un geste de “tolérance” ainsi que l’écrit Laurent Joffrin (un peu gêné néanmoins lorsqu’il avoue qu’on ne peut exclure d’y voir un “calcul politique”) le fait de choisir une figure emblématique de la Résistance communiste ; en jouant sur l’émotion contenue dans la lettre ? Alors que les historiens s’efforcent de montrer qu’histoire et mémoire sont deux modes de rapport au passé différents même si l’un est aussi légitime que l’autre ; Laurent Joffrin appelle de nouveau à ce mélange, source de confusion et d’incompréhensions comme l’ont montré à l’envi de nombreux débats récents.
Laurence De Cock-Pierrepont y a insisté ailleurs (L’Humanité du 24 mai) : la mobilisation des affects paraît difficilement compatible avec un raisonnement intellectuel. Ce n’est pas en jouant sur la corde sensible et larmoyante que l’on transmet l’histoire : comme l’écrivait Marc Bloch : “Un mot pour tout dire domine et illumine nos études : comprendre” ; faire comprendre la Shoah ce n’est pas simplement dénoncer l’étendue du malheur, mais à l’instar de Raoul Hilberg, démonter des mécanismes, analyser des centres de décisions, comprendre le fonctionnement d’une administration. Il en va de même pour la Résistance ou pour Guy Môquet. Les professeurs de lycée enseignent l’histoire de la Résistance depuis fort longtemps. Les lettres de fusillés figurent parmi les documents les plus exploités ; mais, comme toutes les sources historiques, elles appellent préalablement la mise en place d’un cadre d’intelligibilité. Il ne s’agit certes pas de déshumaniser le drame dont cette lettre témoigne et qui par l’émotion qu’elle porte donne chair à l’histoire, mais de mettre en garde contre la dérationalisation de l’histoire en germe dans la décision de Nicolas Sarkozy. Or ce dernier aurait-il en tête d’exalter la mémoire communiste de la Résistance ne serait-ce que pour la dissoudre dans la geste du Récit national ? A l’évidence non. Pourtant, les enseignants qui, à la rentrée prochaine liront la lettre de Guy Môquet, pourront-ils taire dans leurs explications que l’engagement dans la Résistance de ce dernier [ou plutôt son militantisme clandestin qui lui vaut d’être arrêté] procède en ligne directe de son engagement communiste ? Rappelons simplement que son père, député communiste élu sous le Front Populaire en 1936 (que Nicolas Sarkozy a tant évoqué pendant sa campagne) est interné en Algérie depuis 1939, que le jeune Guy, déjà militant des Jeunesses Communistes, redouble d’activité après la débâcle et déploie une grande énergie pour combattre par la propagande clandestine l’occupant nazi et l’Etat français de Vichy, [certes sur la ligne du Parti qui n’est alors pas entré en Résistance mais dénonce depuis le pacte germano-soviétique de 1939, la guerre impérialiste]. La lettre que Guy Môquet adresse à sa famille est tant un appel à ceux qui resteront pour poursuivre la lutte contre l’oppression, qu’un moment fort d’un amour filial dans lequel se donne à lire la reconnaissance d’un fils militant communiste pour un père et une mère militants communistes. Guy Môquet “résistant” n’a aucun sens si l’on ne précise “résistant communiste” [en expliquant toute la complexité du terme, ce qu’est la ligne du Parti avant juin 1941, que certains militants qui résistent dès la première heure ne suivent pas, puis l’engagement dans la lutte contre l’occupant avec l’attaque contre l’URSS, la construction de la mémoire des martyrs, enjeu essentiel avant juin 41 justement etc.]. Il ne s’agit ni de défendre la mémoire ni l’histoire d’un Parti communiste, émergeant à peine d’une période sombre, mais de redire encore une fois combien cette patrimonialisation du passé est aussi un obstacle à sa compréhension.
L’abus de décontextualisations risque bien de se transformer aujourd’hui en une politique et un mode de gouvernement. Le danger d’une histoire officielle n’est peut-être pas aussi éloigné de nous qu’on pourrait le penser. Rappelons que c’est la loi du 23 février 2005 qui, dans son article 4, a tenté pour la première fois d’imposer dans l’enseignement de l’histoire une version officielle à propos des “aspects positifs de la colonisation”. Quoi qu’en pense Laurent Joffrin, même si l’Assemblée nationale pouvait à l’époque comme aujourd’hui se prévaloir de la “souveraineté populaire”, sa décision s’est néanmoins heurtée à ce qui est au fondement de l’idée démocratique : qu’il n’y a pas de vérité officielle et unique, que le combat politique, que la controverse intellectuelle sont l’expression de la pluralité démocratique.
La fonction nationaliste de l’histoire n’est pas une nouveauté : elle est aussi ancienne que la République. Mais laissons le dernier mot à Lucien Febvre, cofondateur des Annales avec un Marc Bloch que Nicolas Sarkozy se plaît tant à citer. Peu de temps après sa prise de fonction à l’Université de Strasbourg en 1919 qui, dans la grande fièvre nationaliste de l’après-guerre, devait devenir la vitrine de la science française face à l’Allemagne vaincue, il écrivait en juin 1920 :
« Une histoire qui sert est une histoire serve. Professeur de l’université française de Strasbourg, nous ne sommes point des missionnaires débottés d’un Evangile national officiel, si beau, si grand, si bien intentionné qu’il puisse paraître. La vérité nous ne l’amenons pas dans nos bagages. Nous la cherchons, nous la chercherons jusqu’à notre dernier jour. Nous dresserons à la recherche après nous, avec la même inquiétude sacrée, ceux qui viendront se mettre à notre école ».
Thomas Loué (maître de conférences à l’IUFM d’Alsace), Michèle Riot-Sarcey (professeur à l’Université Paris-VIII), Gérard Noiriel (directeur d’études à l’EHESS), Nicolas Offenstadt (Maître de conférences à l’Université Paris-I), Laurence De Cock-Pierrepont (professeur d’histoire-géographie/IUFM de Versailles), Pierre Schill (professeur d’histoire-géographie à Montpellier) - pour le Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’histoire (cvuh.free.fr).
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La fabrique scolaire de l'histoire
Comité de Vigilance face aux Usages publics de l'Histoire
L’histoire scolaire en France est indissociable du projet républicain depuis la fin du XIXème siècle. Elle est donc, dans son essence même, chargée d’une mission civique et politique qui repose sur la fabrication d’un sentiment d’adhésion aux valeurs véhiculées du moment. En ce sens, ce que l’on nomme communément le « roman national » projette une forme de citoyenneté attendue et postule que la connaissance du passé configure l’agir politique de demain. L’histoire scolaire peut ainsi être appréhendée comme un discours sur l’histoire elle-même puisqu’elle profile de façon particulière le rapport passé/présent. A l’heure où un ministère se targue de dessiner les contours d’une identité nationale en codifiant les critères d’appartenance, il nous semble urgent d’interroger l’enseignement de l’histoire au regard des enjeux contemporains. Nous postulerons que les savoirs historiques scolaires et les pratiques enseignantes portent une parole sur la configuration politique de la société d’aujourd’hui. Qui sont les acteurs dans l’histoire scolaire ? Comment les différents événements historiques sont-ils articulés entre eux pour fabriquer un récit linéaire ? Qui sont les « sans-voix » de cette histoire ? Comment les professeurs d’histoire-géographie composent-ils avec les prescriptions ? Réfléchir à ces questions permettra peut-être l’émergence d’un nouvel « horizon d’attente », celui qui appelle un détour par les « sous-terrains » de l’histoire, et la rencontre au passage de la multiplicité des acteurs et des possibles qui fondent chacun des moments historiques.