LES ESSENTIELS [3]

Publié le par alain laurent-faucon




 
Reconnaissance au travail, le corps emblême de soi, l'exclusion est-elle fatale, une nouvelle morale du soin : autant de thèmes sur lesquels vous vous devez de réfléchir. Voici donc quatre textes d'auteurs connus pour vous aider dans votre recherche.

 

 



REVUE DE PRESSE





La reconnaissance au travail

 

Extrait d’un entretien avec Christophe DEJOURS – psychiatre et professeur de psychologie du travail au Cnam - paru dans la revue Sciences Humaines d’octobre 2002. Propos recueillis par Gaëtane Chapelle. 

Lors d’un entretien avec Christophe Dejours, la journaliste de la revue Sciences Humaines note que « l’être humain a un besoin fondamental de reconnaissance » puis demande « quelle forme ce besoin fondamental de reconnaissance prend-il dans le travail ? » 


Réponse de Christophe Dejours

 

La première question qui se pose est : pourquoi les gens se mobilisent-ils dans leur travail ? Parce qu’en échange de ce que j’appelle la contribution, ils espèrent une rétribution. Et celle-ci prend une forme très claire. 

Contrairement à ce que l’on croit, la rétribution principale est symbolique ou morale : la reconnaissance. Il y a bien sûr des formes matérielles de rétribution, comme le salaire ou les primes. Mais l’efficacité de l’argent dépend d’abord de la dimension symbolique. 

Certaines personnes touchent des salaires extraordinaires et travaillent pourtant sans enthousiasme. Je rencontre dans mon cabinet des ingénieurs avec un salaire aux alentours de 10 000 euros par mois et qui se sentent démotivés parce que, par exemple, un de leurs collègues bénéficie d’une position de prestige telle qu’ils se sentent floués. A l’inverse, les infirmières, dont le salaire est bas, mais qui bénéficient d’une forte reconnaissance sociale, sont capables de s’investir dans leur travail de façon illimitée. 

Mais la reconnaissance ne s’exprime pas n’importe comment. Il ne suffit pas d’une bonne tape dans le dos. Elle passe par deux grandes formes de jugement. 

Le premier est le jugement d’utilité (économique, technique ou sociale) sur le service rendu par un opérateur. Qui peut juger de l’utilité de quelqu’un ? Ce sont ses supérieurs hiérarchiques, bien sûr, mais également ses subordonnés. Ceux-ci portent un jugement sévère sur l’utilité de leur chef. Les gens sont très attachés à ce jugement d’utilité. C’est pourquoi la mise au placard devient si douloureuse. Lorsque des travailleurs ne sont plus reconnus comme utiles, malgré leur salaire, ils tombent malades. 

Le deuxième jugement est celui de beauté. Il confirme que le travail accompli respecte les règles, que les solutions trouvées sont simples, dépouillées. Ce jugement de beauté contient lui-même deux niveaux. Tout d’abord, le niveau de conformité. Face à un tableau électrique, un électricien peut s’exclamer « ça, c’est du beau boulot ! » Cette appréciation signifie généralement que le tableau est lisible, clair, qu’il va pouvoir intervenir dessus sans risque d’électrocution, en un mot, qu’il respecte les règles de l’art. C’est justement parce qu’il faut connaître les règles de l’art que le jugement de conformité est porté par les pairs, ceux qui partagent le même savoir. Ce jugement confère alors à celui qui le reçoit l’appartenance à un métier, à un collectif de travail. S’il respecte les règles de travail, il est admis dans le cercle. Cela permet de conjurer la solitude. Lorsque le jugement de conformité est acquis, on peut espérer accéder au deuxième jugement de beauté : l’originalité. Ce qui fait qu’on reconnaît le style de quelqu’un, le « plus ». On accède alors à l’identité, ce par quoi je ne suis à nul autre pareil. 

On voit donc que dans le travail, la reconnaissance porte d’abord sur le faire. Ce n’est qu’après que l’on peut rapatrier ce jugement sur le faire dans le registre de l’être.

 



Le corps, emblème de soi


Texte établi à partir d’un entretien avec Georges Vigarello, paru dans la revue Sciences Humaines de novembre 2002. G. Vigarello est historien, professeur à l’université Paris-V, directeur d’études à l’EHESS, et membre de l’Institut universitaire de France.

Parmi les normes qui concernent le corps, il en est une très importante qui est celle de l’exigence d’une tenue droite. Bien sûr, on retrouve cette exigence aussi bien aujourd’hui qu’au XVe siècle. Mais, à y regarder de près, on s’aperçoit que beaucoup de choses ont changé depuis la Renaissance, non seulement dans la représentation de la rectitude mais surtout dans la manière de l’obtenir. Autrement dit, le corps est au cœur d’une relation pédagogique qui a évolué au cours de l’histoire.

Au Moyen Âge, on recommande par exemple aux pages de ne pas s’appuyer sur leur coude lorsqu’ils sont à table ; ou encore on leur dit : « N’enfonce pas la tête dans les épaules sinon tu risques d’apparaître comme un hypocrite … ». Les positions du corps sont ainsi moralisées, et cette éducation du corps va perdurer jusqu’au XVIIIe siècle, avant de connaître des changements essentiels en matière de représentations du corps.

Notre rapport au corps va également connaître des fluctuations en fonction des représentations scientifiques, philosophiques, psychologiques ou sociales, et des libérations successives.

Le corps est ainsi devenu le support de notre identité. La relation à l’identité s’est transformée ces trente dernières années, en raison de changements majeurs. Il y a d’abord ce que j’appellerai la chute de la transcendance (religieuse ou politique), qui fait que les individus peuvent de moins en moins se projeter dans un univers ou un avenir enchanté qui suppose l’acceptation de grands sacrifices pour les atteindre.

Par ailleurs, comme l’a bien montré Alain Erhenberg, il y a aussi le déclin des institutions, qui auparavant, vous attribuaient une identité : dans les années 1930, on pouvait repérer dans la rue un professeur d’université, un médecin, un curé, un militaire, un ouvrier … Dès lors que les institutions ne vous disent plus ce que vous devez être, chacun doit construire son identité, à partir notamment de signes et d’expressions physiques. L’apparence s’individualise et devient de plus en plus importante : il faut être au mieux, et cela, ici et maintenant. L’individu est sommé de se réaliser mais personne ne lui dit ce qu’il doit être, d’où une certaine angoisse … Et le corps est le principal instrument dans la construction de cette identité, il la traduit. D’où des expressions de plus en plus individualisées (le piercing, le tatouage, par exemple), ou encore ces recherches de « retrouvailles » avec son corps (dont la thalasso est un exemple), comme si ces retrouvailles allaient nous permettre d’être vraiment ce que nous sommes …

En outre, la transcendance s’est rabattue dans l’univers intérieur et dans l’espace du corps : on expérimente l’« ailleurs » à l’intérieur de soi-même. Certaines pratiques comme les raids, les sports extrêmes, ou toute autre pratique à risque, ou encore les rave parties avec leurs consommations et leurs transes multiples, constituent une manière d’explorer le corps au-delà de ses limites : l’illimité du corps prend le relais des anciennes transcendances.

Quoi qu’il en soit, de nos jours le corps constitue de plus en plus notre identité, et cela marque un changement profond avec les périodes antérieures.

 

 

L’exclusion est-elle fatale ?

Texte de Xavier Emmanuelli, médecin, fondateur du Samu social.

Que l’on bannisse l’amour et la transcendance des échanges humains – pour ne conserver que les vertus profanes du droit et de la solidarité -, et l’on engendre forcément l’exclusion, dans la mesure où l’exclusion signifie ôter de son regard les gens avec lesquels on ne se sent pas impliqué. Pour ceux-là, on s’en remet au droit commun, afin qu’il les traite avec l’équité due à chaque citoyen … Et c’est ce que le droit commun ne sait pas faire, ne connaissant que l’égalité. Il ignore les différences entre les hommes. Et pourtant, elles sont considérables, car il y a ceux qui sont nantis en affection et tendresse, et ceux qui en sont démunis.

Dans un souci d’efficacité, la modernité a libéré les hommes de leurs liens symboliques et de leurs contraintes matérielles. La vie dans les villes s’est émancipée des rythmes des champs et des saisons, et s’est exonérée de ses devoirs de sollicitude. Il ne reste de tangible que les règles et les lois de la citoyenneté, celles de notre actuelle civilisation. Or, notre civilisation est la première, depuis les balbutiements de la conscience, à avoir déritualisé la mort. Les trois-quarts des gens meurent à l’hôpital, dans une démarche d’ailleurs considérée comme un échec de la thérapeutique, avec ce que cela comporte de frustrations et de solitude. Il ne peut en être autrement : les appartements des villes ne sont pas conçus pour organiser la veillées funèbre, ni l’entourage des mourants. Les naissances, également, ont lieu hors du domicile des parents, loin des regards des proches. Quant aux vieux, ils ne peuvent coexister avec les générations actives, confinées dans leurs habitations fonctionnelles.

Faute d’espace, le monde industriel s’est insidieusement séparé des anciens, les ressentant de plus en plus comme « en trop », parasites en quelque sorte, presque illégitimes, les excluant de manière feutrée des préoccupations quotidiennes. Faute de temps, et faute d’intérêt, les passages d’un âge à l’autre – de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge d’homme, de l’âge d’homme à la vieillesse – n’ont plus été marqués.

Le travail lui-même, qui montrait jadis ses échelons, de l’apprentissage au magistère, est uniformément ressenti comme une activité rémunératrice, productive et non pas créative, et donc interchangeable. Cette banalisation facilite l’exclusion, comme le montrent les licenciements de la crise, si faciles, si nombreux. Les rituels qui jalonnaient le projet social se sont effondrés dans des archaïsmes poussiéreux. Et même la finalité du mariage n’est plus apparente, offrant le sexe à la consommation, libérant les couples de leur fatalité de génération. C’est ainsi que s’est défait le consensus culturel, rendant la société anomique, puisqu’elle a perdu ses clefs et son sens. C’est ainsi que la vie des villes est devenue morne et stagnante, sans signification, perdant par là ses pouvoirs d’« inclusion ».

La modernité, par proximité de pensée et par analogie à ses outils techniques, ne sait plus prendre soin, mais seulement réparer : les hôpitaux en sont les témoins. Elle ne sait plus loger, mais parquer, mettre à l’abri : les logements des banlieues le démontrent. Elle ne regarde plus la singulière identité des hommes, mais les traite en consommateurs interchangeables, en mécaniques interréagissantes, et ne leur offre, en guise d’espérance, que des projets de possession. La modernité met les uns et les autres en compétition, au lieu de les rassembler, et les gère en les normalisant. Tous ceux qui échappent à ces normes deviennent donc des exclus.

 


Une nouvelle morale du soin

Nicolas Weill - LE MONDE | Article paru dans l'édition du 05.08.06

S’il est une notion qui, aujourd'hui, semble envahir notre espace public, c'est celle de soin. Bien loin d'être réductible à la médecine et à ses pratiques, sa prise en considération entraîne une refonte complète de ce qu'est la relation humaine. Effet collatéral : les thérapeutes au sens large, à côté des philosophes et des historiens, deviennent des acteurs de la scène intellectuelle avec lesquels il faut désormais aussi compter.

La vingt et unième édition des Rencontres de Pétrarque, coorganisées à Montpellier (Hérault) par France Culture et Le Monde, qui s'est tenue du lundi 17 au vendredi 21 juillet et qui sera diffusée sur cette antenne du lundi 7 au vendredi 11 août (de 20 h 30 à 22 heures), a pris acte de cette évolution en consacrant ses débats à un thème inhabituel : "Soigner". Sous la chaleur caniculaire, le public a paru un peu désarçonné par une problématique qui, en apparence, touchait peu à l'actualité et ne faisait pas appel aux intervenants dont il avait l'habitude.

Pourtant, autour de la notion de soin, un véritable domaine de recherche s'est constitué depuis plusieurs années dans les universités américaines, sous l'influence notamment des études féministes, puis chez nous, comme l'avait montré un excellent dossier de la revue Esprit (février) sur ce thème. On nomme parfois "éthique de la sollicitude" ("care", en anglais) ce champ qui englobe l'ensemble des relations entre soignant et soignés. La bioéthique, centrée exclusivement sur la technique et les actes médicaux, n'en constitue qu'une région.

Car ce que le soin nous conduit à imaginer, c'est qu'une relation par définition inégalitaire - entre soignant et soigné, entre "une confiance" (le médecin) qui rencontre "une connaissance" (le malade) - puisse rester compatible avec la liberté de l'homme et, par là même, conserver sa dimension éthique. A condition que l'on définisse la liberté non comme nous y avaient accoutumé les Lumières, en termes d'autonomie, mais comme interdépendance, solidarité. Loin des rapports d'autorité et de pouvoir qu'entretenaient jadis les docteurs Diafoirus et les naïfs Argans, la philosophie du soin porterait ainsi la promesse d'une morale nouvelle fondée sur la relation et non sur l'individu séparé des autres.

Certains participants à la rencontre, parmi la vingtaine qui avaient fait le déplacement, ont noté qu'avec l'adoption de la Charte de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), créée le 22 juillet 1946, et dont on vient de fêter les 60 ans, la médecine est devenue "un enjeu démocratique". Car, comme l'a souligné le neurologue Olivier Lyon-Caen, ancien membre du cabinet de Lionel Jospin, à l'occasion de sa leçon inaugurale (l'une des autres innovations de cette édition des rencontres), le "paternalisme" d'autrefois n'est plus de mise. A l'heure d'Internet, de la multiplication des autodiagnostics et de la judiciarisation croissante de la médecine, on est passé "du pouvoir sans partage des médecins au partage du savoir".

Mais le contexte n'est guère favorable alors que, ajoute-t-il, "la confiance s'est émoussée entre médecin et malade". Pour le sexologue et alcoologue Gonzague de Larocque, on peut situer au tournant des années 1980, avec l'apparition du sida, l'émergence d'un malaise et une mutation qui - paradoxalement - s'accompagne d'une médicalisation croissante des problèmes sociaux. "Dans une société où l'idée de la mort est devenue de plus en plus impensable, on demande au médecin de réaliser ce qu'on demandait jadis au curé", a déploré l'historien des idées Alain-Gérard Slama, en parlant de "recléricalisation de la fonction médicale".

En écho, Didier Sicard, qui préside le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, a mis en évidence la difficile position de la médecine, devenue une "prothèse" pour pallier les angoisses de l'existence moderne. Quant au médecin, il est placé au coeur d'une situation aussi conflictuelle qu'insoluble. Ainsi, quand on propose des traitements de plus en plus performants à des coûts de plus en plus déraisonnables, la société confère-t-elle au thérapeute, qu'il le veuille ou pas, un rôle d'arbitre économique.

CHÂTEAUX EN ESPAGNE ?

Evolution généralisée ? Plusieurs intervenants ont quand même souligné quelques exceptions françaises. Ainsi Jean-Claude Ameisen, président du comité d'éthique de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et professeur d'immunologie, a-t-il noté que 70 % des Français mouraient à l'hôpital, la plupart du reste sans soins palliatifs. Chez un voisin au niveau de vie comparable, les Pays-Bas, ce chiffre tombe à 20 %. On consomme dans l'Hexagone six fois plus de médicaments que dans ce dernier pays. Dans le même temps, la psychiatre Sylvie Wieviorka, spécialiste de toxicomanie, avait constaté, à la veille de l'explosion des banlieues, la faiblesse du nombre de pédopsychiatres installés dans un département aussi peuplé que la Seine-Saint-Denis.

En demande-t-on trop aux médecins ? Certains d'entre eux ont-ils tendance à construire des châteaux en Espagne en public, au risque de décevoir ? Non sans provocation, l'éditeur Philippe Pignarre, fondateur des "Empêcheurs de penser en rond", devenus une collection du Seuil, leur a reproché de tenir un double discours propre à susciter dans l'opinion des attentes déraisonnables.

En faisant croire, par exemple, que le déchiffrement du génome humain était en mesure de fournir la "clef de la nature humaine". Ou en prétendant fonder une éthique sur les avancées des neurosciences, "alors qu'on ne sait même pas comment guérir la schizophrénie". Les scientifiques sont, la plupart du temps, prudents, s'est défendu le chercheur en neurologie Hervé Chneiweiss, renvoyant la responsabilité des excès à la quête effrénée de crédits ou aux médias.

La montée en puissance du discours médical ne révèle-t-elle pas un autre phénomène contemporain : notre refus d'admettre que nous vivons dans une société par définition exposée au risque ? Le philosophe François Ewald en a profité pour stigmatiser à nouveau l'introduction du principe de précaution dans la Constitution via sa mention dans l'article 5 de la Charte de l'environnement. "Nous sommes à la naissance d'un nouvel Etat que l'on pourrait appeler l'Etat de précaution", a-t-il annoncé. Un Etat qui instituerait l'urgence en principe permanent de gouvernement au détriment éventuel des comportements démocratiques ou de la liberté de la recherche scientifique. Philosopher reviendrait alors à trouver des limites. Même à la sollicitude.


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