LES ESSENTIELS [5]

Publié le par alain laurent-faucon



Réformes des régimes spéciaux et réflexion sur la notion même de « service public » avec cette question :
« l'État se définit-il encore autour de la notion de service public ? »

Et ce rappel historique : « En France, l'État précède la nation à travers son administration qui, dès le XVIIe siècle, vise à fidéliser les "vieux serviteurs"  du roi qui se sont illustrés à la guerre : l'État invente donc la notion de "retraite". La Révolution française transforme le principe des pensions de vieillesse : au nom du "service de l'État", les retraites sont désormais accordées pour récompenser une carrière militaire ou civile. »

Sans oublier cette pertinente conclusion : « Cette réforme réclame temps et réflexion. Ses enjeux relèvent davantage de la philosophie politique et du droit public que de considérations financières. Ils posent de façon plus générale la question de la pérennité de la nature de l'État et du modèle républicain à la française. »

Nous avons, avec cette revue de presse, de beaux sujets de dissertation :

1°) L'État se définit-il encore autour de la notion de service public ?

2°) Ne faudrait-il pas reposer la question de la pérennité de la nature de l'État et du modèle républicain à la française ?

3°) L'
État précède-t-il la nation à travers son administration ?

4°) Que recouvre la notion de service public ?

5°) Que voile et dévoile cette stigmatisation des fonctionnaires ?

 




REVUE DE PRESSE



 

Edito du Monde


Réforme et équité

 
 

LE MONDE | Article paru dans l'édition du 19.10.07.

L'image était symbolique. Mardi 16 octobre, à Bordeaux, c'est devant Alain Juppé que Nicolas Sarkozy a défendu, une nouvelle fois, sa réforme des régimes spéciaux de retraite. "Il y a des réformes dont chacun sait qu'elles doivent être mises en oeuvre, et elles ne l'ont pas été", a affirmé le président de la République, en se déclarant décidé à mener cette réforme - emblématique de sa volonté de "rupture" - "tranquillement, mais fortement". Là où M. Juppé a échoué il y a douze ans, en 1995, figé "dans ses bottes" par un important mouvement social, M. Sarkozy, confronté jeudi 18 octobre à sa première secousse sociale, entend avancer et, cette fois, réussir.

La réforme des régimes spéciaux de retraite - qui doit concerner 478 000 cotisants : la SNCF, la RATP, EDF, GDF, la Comédie-Française, le notariat, l'Opéra de Paris, etc. - est devenue inéluctable. Elle est la dernière étape d'un mouvement lancé dès 1991 par Michel Rocard, avec un Livre blanc qui diagnostiquait la nécessité, pour des raisons tant économiques que démographiques, de changer la retraite et de mettre la durée de cotisation requise pour une pension à taux plein au diapason de l'allongement de l'espérance de vie. En 1993, Edouard Balladur a amorcé la réforme pour le régime général des salariés. Lionel Jospin a posé le bon diagnostic sur l'alignement de la fonction publique, mais n'a pas osé la réforme. Jean-Pierre Raffarin a réussi, non sans mal, en 2003, à porter la durée de cotisation des fonctionnaires de 37,5 à 40 annuités.

Pour M. Sarkozy, il s'agit donc de parachever, au nom de l'équité entre tous les salariés du privé et les fonctionnaires, une réforme que la gauche aurait faite si elle était aujourd'hui aux responsabilités, et dont la plupart des syndicats ne contestent pas le principe. M. Sarkozy avait résumé sa démarche, le 18 septembre, par une formule : "Le dialogue social ne doit pas être un alibi à l'inaction, mais l'urgence de l'action ne saurait justifier qu'on méprise le dialogue social." Il fait donc de l'"anti-Juppé". Là où le maire de Bordeaux avait voulu passer en force, le chef de l'Etat pratique, avec habileté, la concertation, même s'il est inflexible sur l'objectif : la durée de cotisation pour les régimes spéciaux sera portée, progressivement, à quarante ans en 2012.

Avoir défini un objectif ne dispense cependant pas M. Sarkozy d'agir avec souplesse dans les négociations d'entreprise pour tenir effectivement compte des spécificités des régimes spéciaux, où la retraite avantageuse est souvent compensée par des astreintes dures et des salaires bas. Les métiers pénibles y existent encore, et il ne faudrait pas seulement les prendre en compte dans le privé et les occulter à la SNCF ou à EDF. Enfin, il faut se garder absolument de stigmatiser les salariés de ces régimes comme s'ils étaient des nantis. L'équité ne va pas sans respect de la cohésion et de la justice sociales.



Point de vue


Qui finance les régimes spéciaux ?

 
 

LE MONDE | Article paru dans l'édition du 19.10.07.

 

Ce sont moins les avantages de ces retraites qui sont choquants que l'inéquité et l'opacité de leur financement

 

Par Pascal Gobry syndicaliste, membre de l'Institut des actuaires

De plus en plus de personnes trouvent choquant que certaines entreprises accordent des retraites avantageuses à leurs agents. C'est pourtant une simple notion de salaire indirect : si l'on accepte que les salaires soient différents d'une entreprise à l'autre, pourquoi les retraites devraient-elles être alignées ?

Mais, ce qui fait problème dans nos régimes spéciaux, ce n'est pas qu'ils soient avantageux, c'est que leurs avantages sont financés par le contribuable ou par un usager captif d'une situation de monopole. En effet, qui finance ces avantages ? Si c'étaient les cheminots, les machinistes de l'Opéra ou les policiers qui finançaient leurs régimes, on ne pourrait rien trouver à redire. Ce ne sont donc pas les avantages qu'il faut montrer du doigt, mais c'est le fait de prétendre réformer des avantages qu'on va rendre "équitables" ; on évite de mettre sur la table de la négociation un financement qui, lui, est inéquitable.

L'intention d'escamoter la question du financement, qui pourtant devrait être au centre de la réforme, se lit dans deux contrevérités dont on ne peut comprendre autrement qu'elles soient sans cesse rabâchées : les régimes spéciaux seraient des régimes par répartition ; ils se justifiaient historiquement par la pénibilité des métiers...

On nous explique que c'est la diminution drastique des effectifs des entreprises publiques ces vingt-cinq dernières années (c'est-à-dire beaucoup moins de cotisants) qui nous conduit à la faillite des régimes spéciaux. Mais qui peut prétendre que, si les effectifs étaient restés inchangés, les pensions seraient aujourd'hui mieux financées ? C'est bien le contraire qui s'est produit : si les effectifs n'avaient pas fondu, la masse salariale serait telle aujourd'hui qu'il serait impossible de continuer à financer les pensions sans augmenter les tarifs et les aides publiques. Ainsi le rapport très dégradé dans les entreprises publiques, de 1 à 3, entre le nombre de retraités et le nombre d'actifs, est un facteur de survie et non de faillite de leurs régimes de retraite : preuve que ces régimes sont tout le contraire de régimes par répartition.

Deuxième contre-vérité assénée afin d'éviter de faire la transparence sur le financement des régimes spéciaux : l'origine de ces régimes se trouverait dans la pénibilité - le cheminot et son charbon. On a presque envie de rajouter : le travail du rond-de-cuir de la Banque de France était si pénible à l'époque qu'on lui a prévu un régime encore plus favorable que celui du cheminot. En vérité, c'est le monopole qui a permis historiquement les régimes spéciaux. Le monopole, voilà qui est commun aux entreprises publiques, non la pénibilité qui se trouve dans maints métiers dans et hors de ces entreprises. Le monopole était la condition sine qua non pour faire financer par les usagers, y compris les plus modestes et les plus tués à la tâche, les avantages de retraite dont bénéficient tous les anciens des entreprises publiques.

L'expression "par répartition", s'agissant des régimes spéciaux, est fallacieuse : les pensions des bénéficiaires des régimes spéciaux ne sont pas financées par les actifs de ces régimes, mais par l'usager. Mais aussi par le contribuable, quand, pour des raisons sociales, le gouvernement ne veut pas fixer certains tarifs publics aussi haut qu'il serait nécessaire pour couvrir les pensions à verser.

Premier corollaire : pour apprécier la valeur de la participation de la collectivité aux régimes spéciaux, il est inexact de s'en tenir au seul montant des subventions affichées. Ce faisant, on en oublie la plus grande part, cette fraction du prix du billet de train qui finance les pensions des agents de la SNCF. Second corollaire : la notion de cotisation n'ayant de sens que dans les régimes par répartition ou par capitalisation, ce que ne sont pas les régimes spéciaux, puisque c'est le contribuable et l'usager, et eux seuls, qui y financent les retraites, aucune cotisation ni patronale ni salariale ne devrait apparaître à ce titre sur les feuilles de paie des agents. C'est pourquoi les comptables qualifient de "fictives" les cotisations qui y figurent pourtant - ce terme technique signifiant que les taux de cotisation n'ont en réalité aucune contrepartie ni financière ni économique. Pourtant, c'est sans rire que ces taux sont cités dans le débat comme des paramètres à prendre en compte tels quels.

La réforme annoncée des régimes spéciaux fait l'impasse sur la vraie question : qui finance et à quelle hauteur ces régimes ? Et soyez sûr que demain ces régimes continueront d'être financés non par les futurs bénéficiaires mais par les usagers et les contribuables. Ces derniers sont contraints à financer des retraites confortables pour les autres, alors qu'ils peinent à assurer pour eux-mêmes une retraite décente.

Pascal Gobry, syndicaliste, est membre de l'Institut des actuaires.



Point de vue


Au-delà des retraites, la mise en cause du service public

 

LE MONDE | Article paru dans l'édition du 19.10.07.

 

Les pensions des agents des entreprises publiques sont un héritage aussi ancien que l'État français


Par Michel Dreyfus et Bruno Dumons, chercheurs au CNRS

La réforme des régimes spéciaux est justifiée au nom de l'équité avec les autres cotisants ainsi que du déficit financier, réel, du régime général. Cette "question" s'est posée depuis la création de la Sécurité sociale et à plusieurs reprises (1953, 1995), les gouvernements ont tenté, en vain, de la remettre en cause. Le président Sarkozy se dit prêt à négocier tout ce qui peut l'être avec les syndicats à condition que la réforme aboutisse. Elle pose cependant un problème de fond qui est rarement évoqué.

En France, l'Etat précède la nation à travers son administration qui, dès le XVIIe siècle, vise à fidéliser les "vieux serviteurs" du roi qui se sont illustrés à la guerre : l'Etat invente donc la notion de "retraite". La Révolution française transforme le principe des pensions de vieillesse : au nom du "service de l'Etat", les retraites sont désormais accordées pour récompenser une carrière militaire ou civile.

L'accroissement du nombre de fonctionnaires entraîne la constitution de caisses de retraite, différentes par les retenues, les conditions d'âge et le niveau des pensions. En 1853, une loi commence à les unifier en assurant le "droit à pension" pour les agents de l'Etat. Une nouvelle loi (1913) homogénéise ces dispositifs en fixant un droit "irrévocable, incessible et insaisissable" à la retraite des fonctionnaires et agents au "service de l'Etat". Les caisses se multiplient, et cette diversité est renforcée par les caisses autonomes des établissements à vocation publique (Banque de France, etc). Militaires et marins continuent de bénéficier de leur pension de vieillesse mais aussi les mineurs (1914), les cheminots, ainsi que d'autres professions moins liées à la production.

PREMIÈRE LOI EN 1910

Les ouvriers ne relèvent pas de cette législation ; certains bénéficient de caisses, surtout dans les grandes entreprises. Les plus favorisés constituent aussi leur retraite dans un cadre mutualiste, mais, en 1914, les mutualistes ne regroupent que 10 % de la population. Contrairement à l'Allemagne et à la majorité des pays européens, il n'existe en France aucun système général de retraite avant qu'une première loi (1910) pose le principe de la retraite obligatoire pour les salariés les plus modestes. Les assurances sociales (1930) élargissent le nombre de retraités, puis la Sécurité sociale en généralise le principe.

La notion de retraite est donc liée au statut des personnels de l'Etat : peu à peu, il a mis au point un mode de gestion de la vieillesse pour ces catégories, dont il est le garant. Ce droit à la retraite est aussi reconnu dans des secteurs fondamentaux de l'économie (mines, chemins de fer, électriciens et gaziers) qui seront nationalisés sous le Front populaire et à la Libération. Emerge alors chez les sociologues et les juristes de l'école durkheimienne la notion de "service public", qui constitue l'essence même de l'Etat. Celle-ci se concrétise avec le statut de la fonction publique : voté à l'unanimité en 1946, il reconnaît la "spécificité" des pensions de vieillesse pour les fonctionnaires et les agents au "service" de l'Etat.

Les régimes "spéciaux" de retraite résultent donc à la fois d'une histoire longue de la culture d'Etat à la française et d'un lent processus de généralisation du modèle de la retraite. Aussi, leur réforme constitue une grave atteinte à la spécificité du service public. Par son histoire, le statut des personnels assurant ces missions ne peut être considéré sous le seul angle de la notion d'équité avec les autres citoyens, si légitime soit-elle. Ce statut s'appuie sur le principe fondateur voté en 1790 pour récompenser les "vieux serviteurs" de l'Etat : sacrifier ce principe au nom de la dette publique et des directives européennes conduit à renoncer à un pilier essentiel des rapports de l'Etat à la société française. Il est légitime de s'interroger sur des aménagements.

Mais on ne peut s'en tenir aux critiques, récurrentes depuis Balzac, sur le nombre et l'efficacité des fonctionnaires pour réformer les régimes spéciaux. Des questions se posent : l'Etat se définit-il encore autour de la notion de service public ? Doit-il toujours accorder des gratifications à ses personnels, en "récompense" des services rendus ? Cette réforme réclame temps et réflexion. Ses enjeux relèvent davantage de la philosophie politique et du droit public que de considérations financières. Ils posent de façon plus générale la question de la pérennité de la nature de l'Etat et du modèle républicain à la française.

Michel Dreyfus et Bruno Dumons, chercheurs au CNRS.

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