CHRISTOPHE DEJOURS : LE TRAVAIL

Publié le par alain laurent-faucon


Psychiatre et titulaire de la chaire de psychanalyse santé-travail au CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), Christophe Dejours, dans un entretien accordé au Monde, considère le suicide « comme l'aboutissement d'un processus de délitement du tissu social ». Dans un autre entretien donné à Sciences Humaines, il rappelle que « l’être humain a un besoin fondamental de reconnaissance », avant de se demander : « quelle forme ce besoin fondamental de reconnaissance prend-il dans le travail ? » 




ENTRETIENS AVEC CHRISTOPHE DEJOURS

 

 

Souffrir au travail


LE MONDE |. Article paru dans l'édition du 22.07.07


"Le suicide est l'aboutissement d'un processus de délitement du tissu social"


Depuis quelques mois, on parle de plus en plus de cas de suicide au travail. Y a-t-il une accélération du phénomène ?

Autrefois, les suicides au travail étaient rarissimes. Le phénomène correspondait à des situations très précises, comme lors de l'exode rural, qui s'est accompagné d'une crise effroyable dans le monde agricole. Mais, depuis une dizaine d'années, les troubles musculo-squelettiques, le nombre de pathologies liées à la surcharge au travail, ce qu'on appelle aussi les karoshis ("mort par surtravail" en japonais) se multiplient à un rythme inquiétant.


Comment expliquer ce phénomène ?

Il faut en chercher l'origine dans la division du travail poussée à l'extrême. Celle-ci est avant tout au service d'une méthode de gouvernement au sein des entreprises, qui estime que plus on a de pouvoir disciplinaire, de maîtrise des gens, plus on gagne en termes d'efficacité et de réactivité. Or, la meilleure façon de dominer, c'est de diviser les gens. Mais depuis la crise du taylorisme, les salariés se sont organisés, ils ont créé de la solidarité au travers de mutuelles, de syndicats, obtenu le droit de grève, des protections, toutes sortes de choses qui enquiquinent les entreprises, d'où la volonté de casser ces protections.


C'est ce qui explique la tendance à l'individualisation des postes de travail et d'évaluation permanente des performances ?

Tout a commencé dans les activités de services à la fin des années 1980. L'informatisation a été un moyen sans lequel on n'aurait jamais pu déployer le système d'organisation dont Taylor avait rêvé. Dès lors, le poste de travail permet d'enregistrer, voire d'espionner, tout ce qu'on fait et tout ce qu'on ne fait pas. C'est ce qui a permis de systématiser l'individualisation des performances, dont on constate aujourd'hui les effets. Les solidarités, les liens, les protections ont commencé à sauter.


A partir de là, quel mécanisme se met en place pour aboutir à la souffrance au travail, qui peut se traduire, dans sa phase ultime, en suicide ?

Le suicide est l'aboutissement d'un processus de délitement du tissu social qui structure le monde du travail. Une organisation du travail ne peut pas être réductible à une division et à une répartition des tâches, froides et rationnelles, évaluables à tout instant. Dans le réel, les choses ne fonctionnent jamais comme on l'avait prévu. Elle doit reposer également sur le "vivre ensemble". Lorsqu'on se parle, qu'on s'écoute, qu'on se justifie autour d'un café, c'est là qu'on dit des choses qu'on n'évoque jamais dans un cadre plus institutionnel : on critique la hiérarchie, on parle de ce qui ne marche pas, de ce qui fait difficulté et de ce qui irrite, bref on fait remonter le réel, qui est souvent décalé par rapport à la façon dont le management voudrait que ça marche.

C'est dans ces lieux de convivialité, informels, que se transmettent beaucoup de ces éléments qui permettent de renouveler les accords normatifs, constitutifs des règles de travail et de la coopération dans l'entreprise. Activité obligatoire et convivialité marchent de pair. C'est très important, parce que c'est dans ces moments que se construit le plaisir de s'accomplir, de se retrouver sur des enjeux communs, bref de vivre. C'est un processus extrêmement pacificateur des relations dans l'entreprise.


Sauf que cela devient rare...

Gérer les rapports humains par la violence, les crocs-en-jambe, les humiliations, les calomnies est ce qu'il y a de plus facile. C'est banal. Le fait que les êtres humains peuvent aller au pire est une pente naturelle. Que quelqu'un souffre dans son travail n'est ni nouveau ni exceptionnel. Mais avant, la communauté de travail offrait des contreparties aux conditions de travail difficiles, aux injustices, aux harcèlements, à travers des systèmes de solidarité assez forts, qui permettaient de tenir le coup. On ne laissait pas l'autre s'enfoncer. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, souvent, le lien social a été liquidé, on ne peut plus compter sur les autres, parce que la communauté est divisée et désorganisée.


Le système des évaluations individuelles entretient-il cette dégradation de l'organisation du travail ?

Les systèmes d'évaluation cassent le collectif. Les gens n'ont plus les moyens et les conditions psychologiques pour délibérer, faire remonter les problèmes, participer à l'activité obligatoire, parce qu'il faut à tout prix atteindre des objectifs. Travailler sous cet angle, c'est échouer. En fait, dans le meilleur des cas, les évaluations ne mesurent que le résultat du travail, elles ne reposent que sur ce qui est visible, quantifiable et objectivable. Or le travail n'est pas ce qu'on croit. Il ne se limite pas au temps qu'on passe dans l'entreprise. Entre le travail et le résultat de mon travail, il n'y a pas de commune mesure. Où s'arrête votre travail ? Au bout des 8 heures quotidiennes ? Mais quand vous n'en dormez plus, quand vous en rêvez, ça en fait partie ? On voit bien que lorsqu'on dit qu'on a produit tant de pièces ou tant de kilowattheures, on n'a pas réellement mesuré le travail. Prenons l'exemple du fonctionnement d'une ANPE. Admettons que l'évaluation dépende du nombre d'entretiens effectués dans une journée. Si vous avez en face de vous quelqu'un de peu qualifié, qui a du mal à s'exprimer, le traitement va prendre plus de temps que pour quelqu'un qui a un profil mieux adapté au marché du travail. Or dans un système d'évaluation, la tentation sera grande pour que les plus anciens, ou les plus malins, ou les plus forts préemptent les dossiers les plus faciles et laissent aux plus jeunes ou aux plus faibles les cas les plus délicats. C'est injuste, parce que ce n'est pas forcément celui qui a travaillé le plus qui va être le mieux évalué.


Ce peut être parfois aussi le meilleur qui recueille une bonne évaluation ?

Cela peut arriver, mais avoir de meilleurs résultats constitue l'un des critères de l'excellence, mais pas le seul, car le travail n'est pas mesurable, n'est pas quantifiable. Ce sont avant tout les pairs qui peuvent se rendre compte que vous respectez les règles de l'art. Dans le système actuel, on met tout le monde en concurrence, avec des critères qui peuvent conduire à des injustices, voire à de la déloyauté, pour parvenir à ses fins. C'est tout cela qui concourt au délitement auquel on assiste.


Mais, pourtant, les entreprises ne sont-elles pas de plus en plus rentables ?

Il s'agit de performances en termes de profit, mais pas en termes d'amélioration de la qualité du travail. Prenons le tropisme de la qualité totale, qui actuellement se répand de toutes parts. C'est un système redoutable et pervers, car la qualité totale n'existe pas. Si on la décrète, on pousse les gens à frauder et à tricher. Comme il s'agit d'un idéal inatteignable, on est tenté de tordre la réalité. On compense par de la communication, on multiplie les bilans d'activité flatteurs, on truande. Du patron au salarié, chacun à son niveau participe au trucage. Dans ce système, il peut y avoir dégradation de la qualité du travail alors qu'on dégage des bénéfices. Quand on fait le bilan, cela donne des Eron, des Vivendi, des WorldCom, des AZF... Enron est un cas très intéressant, car ce n'est pas l'affaire d'un délinquant, c'est l'affaire de toutes les petites tricheries causées par une certaine organisation du travail, de la qualité totale érigée en principe intangible, qui pousse les gens à mentir et à ne pas faire les retours sur les décalages qu'il peut y avoir avec la réalité.


La remise en cause du système des évaluations, du management par le stress, est-elle compatible avec la compétition mondiale ? Certains parlent de guerre économique...

Il n'y a pas de guerre économique. Dans nos pays, de l'argent, on n'en a jamais eu autant que maintenant. La France n'a jamais été aussi riche. Ce n'est pas le manque de moyens qui nous empêche de faire des efforts et des progrès dans l'organisation du travail. Ce qui manque, c'est une volonté politique, capable de remettre à plat des processus qui sont en train de créer une casse sociale sérieuse. Les suicides en entreprise, de plus en plus nombreux, sont un signal d'alarme inquiétant sur la pérennité du système.


Quelles sont les solutions ?

La clé ne peut pas venir d'en haut, car tout le monde est sous pression, et, dans ce phénomène de cascade, il n'est pas facile de calmer le stress. L'une des voies consiste à s'appuyer sur la capacité des gens à reprendre la parole pour améliorer le "vivre ensemble". Savoir se dire ce qui rend la vie impossible, faire remonter les suggestions, avoir la volonté de se poser pour réfléchir, dialoguer avec l'autre. Le plus difficile pour l'encadrement, c'est d'écouter, et ensuite de le traduire en termes de management.


Croyez-vous que nous serons capables de le mettre en oeuvre ?

Nous souffrons beaucoup du court-termisme des dirigeants. Economistes et politiques exaltent le système qui consiste à ramasser le maximum d'argent dans un minimum de temps. Or ces bénéfices sont de plus en plus déconnectés du travail. Le "vivre ensemble" n'est pas rentable immédiatement, mais il est fondamental pour la pérennité du système. En tout état de cause, on ne laisse pas des gens mourir à cause du travail. On ne peut pas accepter qu'au nom de l'efficacité économique on casse notre société en mettant les gens sur le bord de la route. Cette violence générée par une mauvaise organisation du travail, c'est la société qui doit ensuite l'assumer en termes de dégâts sociaux et financiers. On ne peut pas constamment pomper le capital humain et l'intelligence collective sans se préoccuper des conséquences. Parce qu'au bout d'un moment, il n'y aura plus rien à pomper, nous aurons une société invivable, et le système économique ne fonctionnera plus. On a peut-être déjà atteint ces limites.


Propos recueillis par Stéphane Lauer




La reconnaissance au travail

 


Sciences Humaines - octobre 2002

http://www.scienceshumaines.com/

 



Extrait d’un entretien avec Christophe DEJOURS – psychiatre et professeur de psychologie du travail au Cnam - paru dans la revue Sciences Humaines d’octobre 2002. Propos recueillis par Gaëtane Chapelle. 

Lors d’un entretien avec Christophe Dejours, la journaliste de la revue Sciences Humaines note que « l’être humain a un besoin fondamental de reconnaissance » puis demande « quelle forme ce besoin fondamental de reconnaissance prend-il dans le travail ? » 



La première question qui se pose est : pourquoi les gens se mobilisent-ils dans leur travail ? Parce qu’en échange de ce que j’appelle la contribution, ils espèrent une rétribution. Et celle-ci prend une forme très claire. 

Contrairement à ce que l’on croit, la rétribution principale est symbolique ou morale : la reconnaissance. Il y a bien sûr des formes matérielles de rétribution, comme le salaire ou les primes. Mais l’efficacité de l’argent dépend d’abord de la dimension symbolique. 

Certaines personnes touchent des salaires extraordinaires et travaillent pourtant sans enthousiasme. Je rencontre dans mon cabinet des ingénieurs avec un salaire aux alentours de 10 000 euros par mois et qui se sentent démotivés parce que, par exemple, un de leurs collègues bénéficie d’une position de prestige telle qu’ils se sentent floués. A l’inverse, les infirmières, dont le salaire est bas, mais qui bénéficient d’une forte reconnaissance sociale, sont capables de s’investir dans leur travail de façon illimitée. 

Mais la reconnaissance ne s’exprime pas n’importe comment. Il ne suffit pas d’une bonne tape dans le dos. Elle passe par deux grandes formes de jugement. 

Le premier est le jugement d’utilité (économique, technique ou sociale) sur le service rendu par un opérateur. Qui peut juger de l’utilité de quelqu’un ? Ce sont ses supérieurs hiérarchiques, bien sûr, mais également ses subordonnés. Ceux-ci portent un jugement sévère sur l’utilité de leur chef. Les gens sont très attachés à ce jugement d’utilité. C’est pourquoi la mise au placard devient si douloureuse. Lorsque des travailleurs ne sont plus reconnus comme utiles, malgré leur salaire, ils tombent malades. 

Le deuxième jugement est celui de beauté. Il confirme que le travail accompli respecte les règles, que les solutions trouvées sont simples, dépouillées. Ce jugement de beauté contient lui-même deux niveaux. Tout d’abord, le niveau de conformité. Face à un tableau électrique, un électricien peut s’exclamer « ça, c’est du beau boulot ! » Cette appréciation signifie généralement que le tableau est lisible, clair, qu’il va pouvoir intervenir dessus sans risque d’électrocution, en un mot, qu’il respecte les règles de l’art. C’est justement parce qu’il faut connaître les règles de l’art que le jugement de conformité est porté par les pairs, ceux qui partagent le même savoir. Ce jugement confère alors à celui qui le reçoit l’appartenance à un métier, à un collectif de travail. S’il respecte les règles de travail, il est admis dans le cercle. Cela permet de conjurer la solitude. Lorsque le jugement de conformité est acquis, on peut espérer accéder au deuxième jugement de beauté : l’originalité. Ce qui fait qu’on reconnaît le style de quelqu’un, le « plus ». On accède alors à l’identité, ce par quoi je ne suis à nul autre pareil. 

On voit donc que dans le travail, la reconnaissance porte d’abord sur le faire. Ce n’est qu’après que l’on peut rapatrier ce jugement sur le faire dans le registre de l’être.



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