ÊTRE LA CAUSE DE SOI

Publié le par alain laurent-faucon


Je voudrais revenir sur ce qu'a dit Andéol, dans l'un de ses billets parus dans RMI - LES MOTS DES MAUX, à propos de la reconnaissance et de la « cause de soi » - cette fameuse causa sui qui a tant fait couler d'encre du premier matin grec à la grande époque de la scolastique, et qu'il reprend à son compte pour en faire un concept philosophique relevant du vivant et de l'être humain en particulier. Mais procédons par étapes.

D'abord, si nous déconstruisons le vocable « reconnaissance » ou, plutôt, si nous le « lisons aux éclats » - pour emprunter au philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin son heureuse formule concernant l'une des pratiques de l'herméneutique juive [1] -, il y a dans reconnaissance, les mots naissance, re-naissance et la notion de renaissance avec . Toute reconnaissance est donc une autre naissance, une re-naissance qui s'opère dans le regard des autres, avec les autres, grâce aux autres, une re-naissance qui s'effectue au sein de la société elle-même et des milieux d'appartenance – tous ces habitus dont parle Bernard Lahire qui a re-lu Bourdieu. Christophe Dejours, dans un court texte mis en ligne sur mon blog, a fort bien montré cela - sans parler, ici, des analyses des philosophes Paul Ricoeur [2] et Axel Honneth [3], sur lesquelles j'aurai l'occasion de revenir ultérieurement [4].




Être la cause de soi


 


Concernant cette notion de « cause de soi » évoquée par Andéol et qui me semble absolument essentielle pour définir justement ce qu'est la liberté humaine, au sens le plus fondamental du terme, je ferai appel aux lumineuses analyses du philosophe Pierre Gire qui parsèment et traversent son mémorable cours sur Plotin comme autant de fulgurances. Ce spécialiste de Maître Eckhart et de la pensée grecque déborde constamment les cadres trop étroits et convenus du cours traditionnel pour ouvrir notre pensée sur un vaste champ de possibles et de questionnements. Voici un court extrait d'une de ses réflexions notées par mes soins. J'espère ne point trop le trahir ou ne pas falsifier sa pensée !

 


« Comme l'a fort bien écrit Michel Henry, un enfant qui vient dans la vie
ouvre un monde, et l'on peut dire que chacun d'entre nous porte, en lui-même, un monde, son monde ... Exister, c'est donc porter un monde, son monde ... Mais si chacun d'entre nous porte son monde, il n'est pas, pour autant, réductible à ce monde ... Aucun de nous n'est réductible aux trois ordres d'expression qui constituent son monde : ses activités, ses relations et ses sentiments. » [5]



Or que se passe-t-il avec les personnes qui sont dans le dispositif du RMI ? Elles ne sont plus regardées pour elles-mêmes, y compris par celles et ceux qui s'occupent d'elles ! Elles sont réduites à un seul élément de leur monde, pire que ça, elles sont réduites à un jugement moral qui nomme et qualifie une seule des multiples activités d'un des trois ordres d'expression de leur monde : ellles sont définies comme étant des assistées.

Nommer c'est réduire l'autre à un même. Nommer c'est le maîtriser. Nommer c'est le posséder. Nommer c'est le contrôler, l'enfermer dans une case, une appellation, un registre, un dossier que l'on traite – comme l'on traite les rebus, les déchets, les inutiles, les en surnombre [6]. Voilà pourquoi, dans les trois religions abrahamiques, la juive, la chrétienne, la musulmane, Dieu n'est jamais nommé ! Il n'a pas de nom. Car il est le Nom.

En disant que le Rmiste relève de l'assistance, en le nommant de façon péremptoire et péjorative, en le qualifiant même de parasite, de fainéant, en laissant entendre que c'est quelqu'un qui n'est pas capable de se lever tôt – comme s'il suffisait de se lever tôt pour avoir un emploi ! -, les responsables politiques, les journalistes, les services sociaux et la société dans son ensemble, le « causent » dans tous les sens du terme. Et Andéol a parfaitement raison – surtout qu'il vit cette opprobe, cette dépossession, cette réduction de son être à une éthique du résultat, de l'intérieur. Il s'agit là d'une double blessure narcissique : je suis causé, donc je ne m'appartiens plus, « on » me dit ce que je dois faire, et je suis également causé dans la mesure où l'on cause sur moi en disant, à ma place, qui je suis, ce que je suis.

Où est la liberté humaine dans ce double processus de négation de l'autre ? Je dirai même que les droits de l'homme sont totalement bafoués, si ces droits sont là pour défendre et sauvegarder la dignité humaine, pour veiller à ce que l'être humain ne soit pas réductible à toute définition a priori, et partant pour le protéger contre une trop évidente chosification [7]. Il suffit d'écouter ce qui se laisse entendre sur le compte du Rmiste pour découvrir combien le mépris qui l'enveloppe et le submerge est profond, radical. Et cette radicalité est l'une des hontes majeures de cette pensée paresseuse qui habite notre « douce France ». Que l'on ne s'étonne pas, ensuite, de tous ces glissements liberticides qui font, en ce moment, la « une » des quotidiens. Et je vous renvoie, à ce sujet, au blog de la philosophe Catherine Kintzler - Mezetulle - qui devient une véritable revue en ligne.

L'homme n'est jamais un « quelque chose ». Il est, comme l'écrit fort bien Marc-Alain Ouaknin, un « Quoi ? », c'est-à-dire, en hébreu, un mah. Mais voici un court extrait de cet auteur :



« Est-il possible de définir l'homme ?

L'homme n'est-il pas justement cet être tout à fait singulier qui échappe à toute possibilité de définition ? L'homme n'est-il pas l'existant dont la définition est de ne pas avoir de définition ?

L'essence de l'homme n'est-elle pas de ne pas avoir d'essence ?

Paradoxe que la langue hébraïque énonce parfaitement. L'essence des choses et de l'homme se dit mahout, de la racine mah signifiant « QUOI ». L'essence est la « quoibilité », néologisme que nous créons pour dire cette essence questionnante de l'homme, cette questionnabilité qui maintient l'être ouvert à la possibilité de ses possibles et de son futur.

L'homme est une question, un « quoi », un « qu'est-ce ? », en hébreu un mah. » [8]



L'homme n'est donc jamais une réponse, il est une question. On ne peut, on ne doit jamais l'enfermer dans une définition, le clôturer dans un discours. Il est « l'ouvert » par excellence. Et il ne peut être que la « cause de soi ». A trop l'oublier, nos hommes politiques et toutes celles et ceux qui s'occupent du « social » commettent une grave erreur. C'est d'ailleurs positivement incroyable que le « social » soit ainsi pris en charge par des personnes dont les réflexions philosophiques et éthiques relèvent trop souvent du degré zéro de la pensée. C'est sûrement là le paradoxe de nos sociétés et l'une des raisons de leurs échecs à « gérer le social » - que l'on gère comme une chose. Il faudrait faire appel aux meilleurs et l'on a, en face de soi, que des exécutants qui appliquent des consignes, cochent des cases, remplissent des fiches, répondent à des questions. Or, poursuit Marc-Alain Ouaknin, « la réponse est le malheur de la question ». Et l'homme est question. Et « l'essence de la question est d'ouvrir et de laisser ouvertes des possibilités ... » Jamais de réduire ces possibilités à un déjà là, à des réponses déjà programmées, à tous ces préjugés qui parasitent les questions et réduisent l'autre, le Rmiste, à un on sait ce qu'il est.


NOTES :


[1] Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats - Éloge de la caresse, coll. « points/essais », éd. Seuil, Paris, 1994.

[2] Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, trois études, coll. « les essais », éd. Stock, Paris, 2004.

[3] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, coll. « Passages », éd. Cerf, Paris, 2002, pour la traduction française.

[4] La « jeunesse » du blog explique, hélas, toutes les lacunes concernant encore les questions d'actualité. Or la reconnaissance, notamment dans le travail, est une notion essentielle qui peut faire l'objet d'un sujet de dissertation de culture générale.

[5] Pierre Gire, cours sur Plotin dispensé à l'Université catholique de Lyon.

[6] Zygmunt Bauman, Vies perdues – La modernité et ses exclus, coll. « Manuels Payot », éd. Payot & Rivages, Paris, 2006, pour la traduction française.

[7] Axel Honneth, La réification – Petit traité de Théorie critique, coll. « essais », Gallimard, Paris, 2007, pour la traduction française.

Mais aussi du même auteur : La société du mépris – Vers une nouvelle Théorie critique, éd. La Découverte, Pris, 2006, pour la traduction française.

[8] Marc-Alain Ouaknin, C'est pour cela qu'on aime les libellules, coll. « points/essais », éd. Calman-Lévy, Paris, 2001.




Remarques importantes


 



Le journal de bord d'Andéol, RMI - LES MOTS DES MAUX, aborde énormément de points concernant la précarité, le monde du travail, la reconnaissance, la cause de soi, la trahison des clercs, la transmission des savoirs, la notion de pouvoir ... et va bien au-delà d'un simple écrit intime dans la mesure où il s'agit d'une véritable réflexion propice aux débats et aux commentaires.

Les remarques, comme celles que je viens de reproduire ci-dessus avec le papier sur ÊTRE LA CAUSE DE SOI, comme certains dossiers de presse qui suivent souvent RMI - LES MOTS DES MAUX sont là pour le prouver.

Mais je me suis aperçu que les candidat(e)s ne lisent jamais les dossiers en entier, ils ou elles regardent simplement le titre pour savoir si c'est dans « l'air du temps » ou si cela peut les aider dans leur préparation, en oubliant l'esprit de ce blog qui est de proposer, à partir d'une idée, d'un thème, d'un mot, des approches différentes.

Voilà pourquoi je fais, en ce moment, « remonter à la surface » des sujets et des thèmes déjà abordés et totalement occultés parce qu'ils n'apparaissaient pas dans le titre du dossier ou du document publié ! Car tout le monde oublie cette réflexion du sociologue Paul Bureau que j'ai pourtant inscrite de façon visible et permanente :



« reliés les uns aux autres par des liens aussi ténus qu’innombrables, les phénomènes sociaux ne peuvent être étudiés isolément, sans une connaissance suffisante de la structure des autres compartiments de la vie collective ; comme en un immense filet, on ne peut exercer une traction sur une maille sans qu’aussitôt toutes les autres participent au mouvement ». Paul Bureau, Introduction à la méthode sociologique, Bloud et Gay, Paris, 1923, pp. 79-80.



Alors, pourquoi personne ne retient cela ? Pourquoi personne ne réfléchit sur ce qu'a écrit Paul Bureau ? Et n'en tire pas les conséquences qui s'imposent – et qui seraient si utiles lors du questionnement du sujet.

L'écrivain Roger Nimier, l'un de ces « hussards » pour lesquels j'ai une « affection » particulière parce qu'ils ont bercé ma jeunesse en quête de romantisme et de gestes fous - « il fait très chaud », soupirait Athos avant un duel, mais qui comprend aujourd'hui l'insolence et la désinvolture d'une telle phrase ? - donc : l'écrivain Roger Nimier a jadis noté, dans le Grand d'Espagne, qu'il fallait savoir désespérer jusqu'au bout.

ALF


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