QUESTION SOCIALE - MÉTAMORPHOSES [4]

Publié le par alain laurent-faucon

 

 

La crise sociale française : des nouvelles précarités, des salariés plus isolés notait déjà, en novembre 2005, Eric Maurin, dans une chronique du Monde. Deux ans plus tard, rien n'a vraiment changé - et aucune réponse cohérente n'a été apportée. Pourtant les diagnostics et les propositions ne manquent pas, mais il n'y a pas une réelle volonté politique de la part de celles et ceux qui se partagent le pouvoir, plus fascinés par le Cac 40 et le côté bling bling de l'existence que par la vie au quotidien de la majorité des citoyens.

A l'instar des années trente, du temps des "deux cents familles" et du Comité des forges, c'est encore et toujours le patronat français - le Medef - qui dit comment penser, définit l'éthique économique et sociale (sic), et montre ce que doit être la fluidité dans les relations politiques et syndicales. Encore une fois, les donneurs de leçons médiatiques, ce quarteron d'intellectuels et de prélats qui n'ont rien à dire mais le font savoir en occupant tout l'espace, restent étrangement silencieux. A leur décharge, cela peut se comprendre, car ils ne savent même pas ce que peut vouloir dire l'expression : avoir peur de manquer.

 

DOSSIER DE PRESSE


Les nouvelles précarités

 

LE MONDE | Article paru dans l'édition du 22.11.05



Par Eric Maurin - directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) depuis 2004. Ancien élève à Polytechnique et à l'Ecole nationale de la statistique et de l'administration économique (Ensae), il a d'abord fait carrière à l'Insee. Economiste, il aborde les questions de société à partir de statistiques inédites. Parmi ses ouvrages : Le Ghetto français (La République des idées/Le Seuil, 96 p., 10,50 euros) décrit les mécanismes de ségrégation en France.

 


Au premier regard, la société française reste la société de classes qu'elle était dans les années 1950, avec un haut et un bas bien identifiés, se reproduisant implacablement de génération en génération.

Non seulement les classes populaires (ouvriers et employés) n'ont pas disparu, mais elles représentent toujours la majorité de la population active (environ 60 %). En apparence, leur situation salariale reste également très stable : un ouvrier (ou un employé) gagne 2,5 à 3 fois moins qu'un cadre, aujourd'hui comme il y a vingt ans. De même, le chômage touche toujours 3 ou 4 fois plus souvent les ouvriers ou les employés que les cadres. Enfin, la démocratisation de l'accès à l'enseignement secondaire n'a pas vraiment atténué les inégalités considérables de perspectives scolaires et sociales pour les enfants des différentes catégories.

L'échec scolaire au primaire et au collège reste 4 à 5 fois plus fréquent chez les ouvriers que chez les cadres : une majorité des enfants de cadres finiront cadres et une toute petite minorité (moins de 10 %) finiront ouvriers ou employés ; inversement, une majorité des enfants d'ouvriers finiront ouvriers ou employés. En somme, si l'on regarde le paysage à partir des catégories forgées dans l'après-guerre — ouvriers, employés, cadres, etc. —, il nous renvoie l'image d'une France très stable.

Et pourtant, tout a changé.

Le symptôme le plus cru en est la crise générale de la représentation politique : des pans entiers du salariat modeste ont déserté la gauche et ne se sentent plus du tout représentés par les partis traditionnels. En mai 1981, le Parti socialiste rassemblait 74 % du vote ouvrier ; en avril 2002, il n'en captait plus que 13 %. La droite parlementaire ne profite guère de ce rejet : le vote des classes populaires a d'abord nourri la montée de l'abstention et, en second lieu, le vote pour les extrêmes. Lors de la dernière élection présidentielle, près du tiers des ouvriers qualifiés et des contremaîtres ont voté pour l'extrême droite.

Que s'est-il donc passé ? En réalité, les instruments mobilisés pour décrire le social racontent une société en trompe-l'oeil.

Les mêmes mots — ouvriers, professions intermédiaires, cadres... — décrivent des réalités sociales n'ayant plus beaucoup à voir avec la situation des années 1970. La classe ouvrière puissante et organisée a cédé la place à un nouveau prolétariat de services, invisible et dispersé. Employés de commerce, personnels des services directs aux particuliers, chauffeurs, manutentionnaires... Quelques métiers de services peu qualifiés regroupent désormais à eux seuls plus de 5 millions d'actifs, près de 3 fois plus que les ouvriers qualifiés de type industriel, figure naguère centrale de la classe ouvrière.

Un peu plus haut dans la hiérarchie salariale, les professions intermédiaires se divisent de plus en plus profondément entre une fonction publique surdiplômée, agressée par le rétrécissement du périmètre de l'Etat, et des classes moyennes du privé de plus en plus menacées par l'insécurité professionnelle. Plus haut encore, les emplois de cadres se sont multipliés, mais leur statut s'est inexorablement banalisé, surtout dans le privé : un nombre croissant d'entreprises gèrent leurs effectifs de cadres comme auparavant ceux de leurs salariés ordinaires.

Un même mouvement de fragilisation des relations d'emploi traverse le haut comme le bas de la société, divisant et transformant les anciennes classes sociales. Encore résiduels au début des années 1980, les contrats à durée déterminée représentent désormais plus des deux tiers des embauches. Ils sont devenus un passage obligé pour quiconque doit trouver ou retrouver un emploi. Un tiers seulement des contrats temporaires sont transformés en contrats à durée indéterminée.

Les emplois se créent aujourd'hui dans des termes plus incertains que naguère. Par la suite, leur destin s'écrit de façon également beaucoup plus aléatoire. Au-delà des hauts et des bas de la conjoncture, le risque annuel de perte d'emploi pour le chômage a augmenté en vingt ans de 30 % environ, dans tous les métiers salariés. Aux pires moments des restructurations du début des années 1980, 4 % des salariés perdaient leur emploi pour se retrouver au chômage l'année suivante. Quinze ans plus tard, durant la phase exceptionnelle de créations d'emplois de la fin des années 1990, ce même taux de perte d'emploi était supérieur à 5 %. La croissance n'endigue plus la montée de l'insécurité des emplois, laquelle est surtout très nette dans le secteur des services.

La fragilisation des relations d'emploi touche tout le monde, mais à des degrés divers. Les métiers d'ouvrier et d'employé sont certes davantage exposés que les métiers plus qualifiés, mais — au sein de chaque grande classe sociale — les emplois impliquant une relation de service sont davantage exposés que les autres. Plus de 25 % des employés de commerce et des personnels des services directs aux particuliers sont au chômage ou sous contrats à durée limitée, près de 2 fois plus que la moyenne nationale. Les inégalités de salaires sont restées très stables en France, mais les inégalités d'exposition à des conditions d'emploi fragiles ont augmenté considérablement.

La proportion d'ouvriers sous contrats précaires est aujourd'hui 7 fois plus forte que celle des cadres, alors que ce rapport n'était que de 1 à 4 vingt ans plus tôt. Ces nouvelles formes d'inégalité sont aujourd'hui bien plus profondes que dans la plupart des autres pays occidentaux. Elles génèrent des disparités de statut inédites, assez spécifiques à la France et qui sont en réalité des inégalités dans le rapport à l'avenir et dans le degré de socialisation. Elles représentent l'une des dimensions essentielles de la nouvelle architecture sociale.

Beaucoup plus que la mondialisation, c'est l'avènement d'une économie tournée vers la production de services qui transforme la condition salariale (les métiers ouvriers eux-mêmes s'exercent désormais en majorité dans les services). Au fur et à mesure qu'elles s'enrichissent, nos sociétés se détournent des produits industriels standardisés. Les entreprises industrielles elles-mêmes deviennent un lieu où se créent de plus en plus d'emplois de services (services d'études et de commercialisation notamment), à la périphérie de la production à proprement parler.

Plus fragile, le salariat est également isolé dans des structures de production plus petites où les rapports avec l'employeur, le client et le marché sont pluspersonnels et directs. Lors de la grande période de désindustrialisation (1980-1995), la taille des entreprises françaises s'est homogénéisée et a diminué en moyenne d'un tiers. Les enquêtes sur les conditions de travail révèlent que cette évolution s'accompagne d'une multiplication des tensions liées à la pression directe du marché, du client. Plus du tiers des ouvriers doivent désormais respecter des délais de production inférieurs à une heure.

L'éclatement du salariat dans de petites structures de services favorise également l'émergence d'arrangements extrêmement divers sur les horaires et les conditions de travail entre employeurs et salariés. Cette évolution rend très difficiles l'identification de problèmes communs entre salariés d'entreprises différentes et l'émergence d'identités collectives, et complique le travail de représentation des syndicats, lesquels sont très peu implantés dans les nouveaux secteurs de services. Pour les salariés, la multiplicité et l'hétérogénéité des arrangements locaux sont la source d'un sentiment diffus d'injustice, d'arbitraire et d'illisibilité du monde du travail. La nouvelle entreprise capitaliste a peu à peu cessé d'être pourvoyeuse d'identité et de statut social. De ce point de vue, le fossé s'est creusé entre le salariat des grandes entreprises et celui des PME, le salariat du privé et le salariat du public.

Le statut de la fonction publique apparaît de plus en plus comme un privilège aux yeux des salariés du privé, dont l'horizon d'emploi s'est rétréci et les conditions de travail durcies. Mais les salariés du public connaissent d'autres difficultés : durant ces années de chômage de masse, la fonction publique a été le refuge d'un nombre croissant de surdiplômés. Ces nouvelles générations de fonctionnaires ont le sentiment d'avoir déjà payé leur statut par une forme de déclassement. Elles ressentent comme d'autant plus injuste toute tentative de remise en question des termes du contrat qu'elles ont signé avec l'Etat.

Le malentendu et les clivages entre public et privé sont de fait de plus en plus saillants. Les résultats exprimés lors de la dernière élection présidentielle ont révélé une distance tout aussi grande entre les classes moyennes du privé et du public qu'entre les classes populaires et les classes moyennes. Gagnées par l'abstention et tentées par l'extrême droite, les classes moyennes du privé rejettent de plus en plus radicalement la société en train de s'édifier.

De nouvelles distances se creusent entre ceux que leurs statuts et leurs diplômes protègent devant l'avenir et les autres. Elles ne sont nulle part aussi visibles que sur le territoire et dans les choix résidentiels. Les changements de résidence restent en France relativement fréquents (10 % par an environ), mais ils ne donnent lieu à aucun brassage social.

Parmi les personnes changeant de résidence, les plus aisées, les plus diplômées, se massent de plus en plus exclusivement dans les quartiers les plus riches, et ainsi de suite, les plus pauvres n'ayant par défaut que les quartiers les plus déshérités pour emménager. Au final, les populations les plus riches se concentrent dans quelques territoires seulement, plus encore aujourd'hui qu'il y a vingt ans. Les quartiers sensibles ne sont qu'une conséquence d'un processus de séparation traversant toute la société.

L'âpreté de la ségrégation territoriale rend sensible un changement très profond dans la façon dont les classes sociales se définissent désormais les unes par rapport aux autres. La désindustrialisation a sonné le glas de catégories sociales complémentaires dans le processus de production et sur le lieu de travail. La complémentarité et la coexistence des différentes classes sociales sur les lieux de production disparaissent au profit de relations de clients à donneurs d'ordres, c'est-à-dire de relations médiatisées par le seul marché.

En forçant le trait, on pourrait dire que plus rien ne soude entre elles les différentes fractions de classes, elles n'ont plus rien à négocier et partager. Cette évolution libère et met à nu les tensions purement séparatistes et endogamiques qui sommeillent dans notre société.

Eric Maurin


Précarités, état des lieux


Chat - LEMONDE.FR | 21.11.05 | 18h27  •  Mis à jour le 28.11.05 | 12h21

L'intégralité du débat avec Eric Maurin, économiste et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), mercredi 23 novembre 2005.

QUESTION - Comment décrire la précarité, quand ses effets concernent à la fois la vie matérielle, affective, culturelle... ?

Eric Maurin : Ce que je connais le mieux, c'est la précarité professionnelle. Celle-ci peut s'appréhender de plusieurs façons. Comme une incertitude devant l'avenir, c'est typiquement la précarité de ceux qui ont des contrats à durée limitée. La précarité professionnelle, c'est aussi quelque chose de plus palpable, de plus objectif , celle qui frappe les personnes qui perdent involontairement leur emploi.

Après, ces différentes formes de précarité ont effectivement des effets sur la santé, au sens large, y compris la santé affective, qu'on n'a pas encore explorés en France, mais qui, si l'on en croit les études menées dans d'autres pays, en Espagne notamment, sont bien réels. Il y a aussi des effets sur la santé, l'exposition aux maladies des salariés.

Les effets de la précarité sont mal connus, mais concernent évidemment toutes les sphères de la vie culturelle et familiale. Parce qu'être dans une situation professionnelle incertaine, ça oblige à un surcroît d'investissement dans le travail. On observe par exemple que les gens qui sont sous contrat précaire sont ceux qui font le plus d'heures supplémentaires non payées. Donc évidemment, tous les autres aspects de la vie, y compris les aspects culturels, familiaux, s'en ressentent.

QUESTION - A-t-on une estimation aujourd'hui du nombre de personnes concernées par cette "précarité professionnelle" dont vous parlez ?

Eric Maurin : La précarité professionnelle, ça peut s'appréhender de plusieurs façons : il y a l'incertitude liée au contrat de travail. Aujourd'hui, il y a environ 13 % de la population qui est sous contrat pas trop protégé. La précarité peut également se mesurer à la fragilité des contrats de travail, et là il y a à peu près 10-12 % qui sont sous contrats fragiles, peu protégés, flexibles.

Elle peut aussi se mesurer au nombre de personnes qui sont exposées chaque année à perdre leur emploi de manière volontaire (stages, les CDD, les contrats d'intérim...). C'est beaucoup plus répandu dans les métiers peu qualifiés.

Autre façon de mesurer la précarité : combien de personnes perdent leur emploi pour le chômage chaque année. C'est très inégalement réparti dans la population et s'élève à environ 5 % du salariat. Si l'on regarde l'évolution sur les 20 dernières années de ces deux critères, l'exposition à l'incertitude et aux pertes involontaires d'emploi a fortement augmenté.

QUESTION - Etre salarié ne protège plus de la précarité. Pourquoi ? A qui la faute ?

Eric Maurin : Ce sur quoi on s'accorde, c'est que depuis 20-25 ans, les économies occidentales ont fait face à des chocs assez violents, technologiques d'une part, et de désindustrialsation.
Ces chocs ont particulièrement augmenté les difficultés d'insertion sur le marché du travail des personnes peu qualifiées.

Il y a des pays où les salaires sont beaucoup plus flexibles qu'en France, et où ces chocs se sont traduits par une baisse des salaires réels et relatifs des salariés les moins qualifiés. En France, cela s'est traduit non pas par une baisse des salaires relatifs des personnes les moins qualifiées, mais par une relégation croissante des personnes les moins qualifiées sur les emplois les moins protégés.

La précarité, c'est la variable d'ajustement de l'économie française et c'est quelque chose qu'on retrouve également à des degrés divers dans les économies d'Europe continentale voisines, comme l'Italie ou l'Allemagne.


FLEXIBILITÉ ET PRÉCARITÉ

 

QUESTION - Les solutions libérales et notamment une plus grande flexibilité du marché du travail permettraient-elles de diminuer la précarité si elles se révélaient plus efficaces pour lutter contre le chômage - associées par exemple à une effort accru sur l'éducation, la formation professionnelle, l'accès à des formations supérieures. Les politiques sociales ne sont-elles pas finalement des politiques conservatrices ?

Eric Maurin : Il est sûr que nos politiques sociales ne sont pas vraiment définies en sorte d'équiper les salariés de manière satisfaisante face à la nouvelle économie de services.
Notre système de formation professionnelle, par exemple, est encore vraiment très imprégné de la logique de la société industrielle, c'est-à-dire où la formation est laissée à la discrétion des entreprises et qui aboutit finalement à la concentration de l'effort de formation professionnelle sur les salariés qui sont déjà les plus protégés : les entreprises concentrent leurs efforts de formation sur les salariés dont elles pensent qu'ils vont rester dans l'entreprise.

Il y a donc une part très faible de l'effort de formation professionnelle qui est effectivement dirigée vers les salariés qui en auraient le plus besoin : les moins qualifiés, les chômeurs.
Ceux-ci sont relativement ignorés par notre système de formation continue.

Par ailleurs, il y a un déficit d'institutionnalisation des nouvelles formes que pourraient prendre les carrières dans l'économie de services. Les carrières, aujourd'hui, ne peuvent plus se définir au sein de grandes entreprises industrielles avec une relation très stable entre le salarié et son entreprise. Et on a pour l'instant pas du tout organisé ce que pourraient être des carrières de salariés passant d'une entreprise à l'autre, notamment.

QUESTION - La précarité touche aussi les personnes très qualifiées (jeunes docteurs ou ingénieurs). Nombres d'entre elles se retrouvent à faire des stages, ou des CDD sur projets ponctuels.

Eric Maurin : La précarité, c'est vrai, les CDD, les risques de perte involontaire d'emplois ont augmenté également pour les classes moyennes et les cadres, plus particulièrement dans le privé. C'est indéniable. On voit ça notamment dans toutes les nouvelles fonctions qui ont pris beaucoup d'importance dans l'entreprise, fonctions de commercialisation des produits, notamment.

Les cadres, notamment dans la fonction commerciale, sont en première ligne des réorganisations qui ont lieu aujourd'hui au sein des entreprises qui cloisonnent de plus en plus leurs diverses activités, ne serait-ce que pour se mettre en mesure d'externaliser, voire délocaliser, la production à proprement parler.

Il y a donc bien, comme vous le dites, un mouvement général de précarisation. L'explication, c'est qu'il y a une forte montée de l'emploi très qualifié dans les entreprises, en réponse notamment à l'évolution des technologies et de ce qui était produit : on produit de plus en plus des produits et des services à forte valeur ajoutée.

Il en a découlé mécaniquement une banalisation du statut de cadre qui est un salariat de plus en plus susceptible d'être géré, par les grandes entreprises notamment, comme un salariat ordinaire et non plus, comme il l'était naguère, un salarié très spécifique qui entretenait des relations très étroites avec l'employeur. Il ne faut quand même pas perdre de vue que la précarisation des emplois peu qualifiés a été plus rapide encore que celle des cadres et des classes moyennes.

QUESTION - La dévalorisation du travail, qui est un des piliers d'une société, n'entraîne-t-elle pas également une certaine précarité ?

Eric Maurin : Il est vrai qu'une part de plus en plus importante du salariat, et notamment du salariat modeste, travaille dans de petites entreprises, d'une manière très isolée, sans perspectives de carrière, et cet isolement s'accompagne aussi du sentiment de ne pas vraiment exister dans l'entreprise, de ne pas avoir à proprement parler d'existence. Cela peut aller jusqu'à un sentiment de manque de respect (les agents de service qui assurent la sécurité ou la propreté des immeubles, par exemple).

QUESTION - On a l'impression, vu de l'extérieur (Allemagne), qu'en France, l'individu de la société n'a pas beaucoup de "valeur", comme si ce malaise venait d'une humiliation permanente, au sein de la société. Qu'en pensez-vous ?

Eric Maurin : C'est un peu lié à ce que je disais. C'est vrai qu'il y a une frange très importante et croissante du salariat modeste qui souffre clairement de désocialisation, qui souffre clairement de ne pas avoir des métiers ayant une identité forte, à commencer par un nom fort, une appellation claire dont ils entendent parler quand on parle des problèmes professionnels.
C'est plutôt le sentiment de ne pas exister, d'être invisible.

QUESTION - Pourquoi les marchés Français du travail sont-ils aussi discriminants envers les non-Blancs : jusqu'à 45 % de chômeurs, c'est énorme ?

Eric Maurin : On ne sait pas produire de statistiques "non Blancs"-"Blancs", car ce n'est pas repéré dans les enquêtes. Il est vrai qu'on constate un surcroît d'exposition au chômage, à diplôme donné, chez les personnes étrangères ou dont les parents sont étrangers, qui sans nul doute s'explique en partie par des discriminations à l'embauche ; mais il y a aussi d'autres explications, telle la proximité des résidences par rapport aux emplois, par exemple.

Le chiffre de 45 %, même avec les critères que l'on peut repérer dans les enquêtes, me semble très excessif. Les études menées dans d'autres pays comme les Etats-Unis ou l'Angleterre révèlent des discriminations également très nettes à l'embauche. La conclusion que j'en tire, c'est que ce n'est pas une explication aussi massive à la pauvreté des immigrés qu'on pourrait le penser de prime abord.

QUESTION - Que pensez-vous du mouvement des stagiaires ?

Eric Maurin : Le mouvement des stagiaires est le symptôme d'une difficulté très spécifiquement française qui est l'intégration sur le marché du travail des jeunes au sortir du système éducatif et ce déficit d'intégration ne touche pas que les moins qualifiés, mais aussi des personnes diplômées. C'est comme cela que je comprends le mouvement des stagiaires : l'apparition sur la scène politique de ce déficit d'intégration professionnelles des jeunes en France.


"LES SALARIÉS QUI VOTENT À L'EXTRÊME SONT CEUX QUI SONT MENACÉS"

QUESTION - La précarité ne nourrit-elle pas des sentiments de révolte de plus en plus forts, qui trouveront inéluctablement des "dèbouchés" électoraux, ou engendre-t-elle le repli sur soi et l'abstention ?

Eric Maurin : Il y a deux formes de menaces professionnelles : celle qui pèse sur les gens qui ont déjà un statut, qui est la précarité de ceux qui n'arrivent pas à s'intégrer, qui sont toujours aux portes du statut.

Si je comprends bien les dernières grandes élections, je dirais que les franges du salariat modeste et moyen menacé dans son statut au sein de l'entreprise, comme les contremaîtres, ouvriers très qualifiés de l'industrie, qui ont un statut mais le voient menacé par les évolutions notamment liées à la désindustrialisation ; ce type de précarisation nourrit plutôt des votes extrêmes. Un tiers des contremaîtres et ouvriers de l'industrie ont voté FN lors de la dernière présidentielle.

L'autre forme de précarité, qui est plutôt celle à laquelle on a affaire dans les banlieues, nourrit plus l'abstention ou des formes politiques qui n'ont pas vraiment de parole pour l'instant (violences, émeutes).

Les salariés qui votent à l'extrême sont ceux qui sont menacés, et pas ceux qui sont aux portes de l'insertion actuellement. Pour ces derniers, pourtant de plus en plus nombreux, subsiste un véritable déficit de mobilisation politique.

QUESTION - Quels sont les moyens de lutte contre la précarité et pourquoi sommes-nous impuissants face à ce phénomène ?

Eric Maurin : Contrairement à une idée de plus en plus répandue, je pense que tout ce qui peut favoriser le maintien dans le système éducatif et l'obtention de diplômes professionnels des 10 à 15 % des jeunes qui aujourd'hui sortent sans qualification du système éducatif, tout cela, clairement, aura un impact positif sur leurs capacités à s'intégrer durablement dans le marché du travail.

Ce n'est pas vraiment dans l'air du temps. Cela signifie qu'il faut réfléchir sérieusement aux raisons qui font que tant d'adolescents quittent précocement l'école et l'une des raison est à mon sens indiscutablement l'extrême pauvreté dans laquelle sont aujourd'hui les familles qui abritent ces adolescents.

Les expériences étrangères récentes montrent qu'on peut très sensiblement réduire l'extraordinaire précarité des jeunes d'origine populaire à l'entrée sur le marché du travail en prenant à bras-le-corps le problème que pose à leur famille de les soutenir pendant les trois à quatre ans que dure une véritable formation professionnelle.

Après, il y a sans doute à réfléchir aux dispositifs de contrats de travail qu'on permet aux employeurs d'utiliser pour l'embauche. Et là, les débats que j'ai suivis d'assez près sont loin d'être clairs. Par exemple, beaucoup préconisent la suppression des CDD. Mais c'est s'attaquer aux symptômes. Il n'est pas évident qu'en supprimant le CDD à la française, avec prime de précarité incitant à la transformation en CDI, on améliorerait beaucoup la capacité des entreprises à intégrer plus rapidement les jeunes sans qualification.

Autre chose qui me paraît évidente qui n'est plus du tout à l'agenda politique : une réforme du système de formation professionnelle. Le problème est qu'on a un système qui ne fonctionne pas bien, mais ce n'est pas pour cela que l'idée d'un autre système de formation qui serait réellement tourné vers les salariés au moment où ces derniers perdent leur emploi doit être disqualifiée et abandonnée.


Chat modéré par Constance Baudry et Stéphane Mazzorato

 

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