LES "CYBORGS" EXISTENT DÉJA

Publié le par alain laurent-faucon



Ce qui peut se faire, se fait ou se fera, avec nous ou malgré nous. C'est l'une de ces lois non écrites et « inventées » – un peu comme cette « main invisible » d'Adam Smith - que tout historien et philosophe des sciences et des techniques découvre sur le temps long des hommes, des sociétés, et du monde.

Sans cesse, cette loi, ou pseudo-loi, peu importe ce qu'il en est vraiment, est occultée, niée, tournée en ridicule. Comme si l'on refusait d'admettre qu'il y a des logiques structurelles qui s'imposent à l'humanité, à son insu parfois.


Vers une nouvelle genèse, la genèse technicienne

Le philosophe Kostas Axelos, Vers la pensée planétaire, a notamment écrit :

« La technique tend dorénavant à prendre en charge tout ce qui est. Nous parlons en général d'elle en termes d'extériorité, sans oser comprendre qu'elle est le ressort intime de tout ce qui se fait, qu'elle informe jusqu'à, et y compris, notre intériorité chérie. On parle beaucoup de la technique, sans pour autant saisir son mode d'être saisissant le tout de l'être, et, avant qu'elle ne se soit suffisamment réalisée, on voudrait déjà la dépasser. C'est la technique qui prend dans son engrenage mythes et religions, poésie et littérature, art et politique, science et pensée ; sa rotation relie production et consommation.

« La technique effectue le travail des figures autrefois mythologiques ; mieux que Prométhée et Icare, elle pense et veut dompter la nature. Abolissant les anciennes mythologies, elle secrète sa propre mythologie technicienne et des « mythes » modernes et planétaires. Dans le réseau grec de la physis, de la techné et de l'energeia, elle s'installe comme la puissance dominante : à la fois créatrice et dévoilante. Le monde judéo-chrétien, suspendu entre la Genèse et l'Apocalypse, connaît une nouvelle genèse technicienne, pendant que surgit une possibilité d'apocalypse technicienne. Ce que la modernité européenne qui devient mondiale, universelle et planétaire commençait timidement, la technicité veut le parachever sans nous permettre de départager le rationnel de l'absurde, le cohérent de l'incohérent, le vide du plein. [...]

« La technique prend en charge également le langage, le travail, l'amour, la lutte et le jeu dans quasiment toutes leurs formes ; elle est ce qui relie en un tout Nature et Histoire. Avec tous ses détraquements et ses failles, ses détériorations, ses pannes et ses accidents – nécessaires et/ou fortuits -, avec tous ses remèdes et ses projets, est-elle la totalité de nos médiations et de nos productions qui nous permettent d'instituer et de saisir la « totalité » du monde ? Si on la prend au sens général – et elle nous prend dans ce sens – elle est, non pas le Tout, mais la constellation qui forge et embrasse tout. C'est sous cette constellation que se joue le destin de l'homme. Aux prises avec elle, l'humanisme est impuissant. »

Vers la pensée planétaire, éditions de Minuit, Paris, 1964, pp. 16-17. Mis en ligne par mes soins.

Ainsi, non seulement la technique « domine la nature et l'histoire, ce à quoi l'humanisme visait », mais elle « domine aussi l'homme ». Elle « n'est pas simplement une production ; elle est aussi, et surtout, une provocation : elle provoque la matière, la vie, la pensée. »

L'excellent article de Claudia Courtois, paru dans le quotidien le Monde et que je soumets à votre réflexion, est là pour le prouver - si besoin est. Nous aurons l'occasion de reparler de cette technique qu'il ne faut pas couper de la science - d'où le terme actuel de technoscience - et du marché. Il s'agit-là d'une triangulation essentielle pour saisir notre monde actuel.

Si l'on reprend les termes de Marx, cette triangulation est une infrastructure qui conditionne nos superstructures, notamment nos façons de penser ; et si l'on se réfère aux remarques de Martin Heidegger et de Kostas Axelos, cette triangulation est un
« habiter » dont le mode d'être est de nous prendre en entier. Mais nous reparlerons de tout cela !







REVUE DE PRESSE





Les "cyborgs" existent déjà

 

LE MONDE | Article paru dans l'édition du 21.10.07.

La science ne cesse d'améliorer les facultés physiques et mentales de notre espèce. Jusqu'à créer, demain, des êtres post-humains ?


En 1998, le Britannique Kevin Warwick, professeur à l'université de Reading, défraie la chronique en s'implantant une puce dans l'avant-bras. Diffusant un signal radio d'identification, elle lui sert de contrôle d'accès à son laboratoire. Quatre ans plus tard, il introduit un implant dans l'un de ses nerfs, afin d'isoler le signal cérébral qui y transite quand il ouvre et ferme la main. Ce signal est ensuite réutilisé, par exemple pour faire bouger une main robotique qui renvoie elle-même des signaux au cerveau du chercheur. Quelque temps encore, et il expérimente un rudimentaire échange de signaux entre son cerveau et celui de son épouse, équipée d'une électrode plantée dans un nerf.

Première étape vers une communication par la pensée ? Porte ouverte aux "cyborgs", fusion de l'être organique et de la machine ? L'expérience du professeur Warwick n'est en tout cas qu'un reflet parmi d'autres de l'état foisonnant de la recherche internationale dans ce domaine. Au XXIe siècle, grâce à la science, l'espèce humaine pourra transformer son état physique, mental et sensoriel. Améliorer sa santé, augmenter ses capacités intellectuelles, allonger son espérance de vie. Pour le meilleur et pour le pire, "l'homme augmenté" est aux portes des sociétés industrielles. "Un sujet éthique, scientifique et économique majeur des années à venir", assure Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation Internet nouvelle génération (FING) et animateur des Entretiens des civilisations numériques (Ci'num) qui se tenaient du 4 au 7 octobre à Margaux (Gironde).

D'autres exemples ? Aux Etats-Unis et au Japon, de nombreux laboratoires étudient comment l'homme peut intervenir sur une machine par la pensée. Cette discipline, appelée Brain-Computer Interface (BIC), étudie les différentes techniques - intrusives ou non - permettant de transformer les signaux bioélectriques déclenchés par l'activité mentale du cerveau en signaux de commande numériques. Par la seule volonté de son cortex, il a ainsi été démontré qu'un homme peut faire fonctionner des prothèses mécaniques ou une chaise roulante. Le programme européen Presenccia expérimente quant à lui une forme d'interface homme-machine mettant en relation une personne appareillée d'électrodes à des avatars virtuels. La mise sur le marché n'est pas à l'ordre du jour, mais ce n'est qu'une question de temps.

Plus intrusif, mais prometteur : associé au Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information (Leti), le CEA de Grenoble a développé, début 2007, un stimulateur unique au monde, actuellement en test sur cinq patients atteint de la maladie de Parkinson. Implantées dans le cerveau, des électrodes envoient des stimulations électriques qui atténuent, voire suppriment, les tremblements. Une innovation qui pourrait être utilisée dans le traitement d'autres pathologies, telles l'épilepsie ou la dépression.

Aux côtés de ces visées médicales, des applications plus rentables pourraient voir le jour. Dans les discothèques branchées de Rotterdam et de Barcelone sont déjà vendues des puces RFID (identification par radiofréquence), utilisés comme carte d'accès et portefeuille (Le Monde du 11 avril 2006). On attend la commercialisation d'un casque enregistrant l'activité cérébrale des enfants pour améliorer leur capacité de concentration, et celle d'un bandana high-tech permettant de générer de la musique par la pensée. Des médicaments chimiques sont à l'étude, qui modifieraient les émotions grâce à la stimulation de neurotransmetteurs précis. Des substances existent déjà qui augmentent la mémoire et diminuent le stress, tandis que, dans le domaine militaire, des dopants aux actions très ciblées améliorent la résistance à la fatigue et à la douleur. Dans un scénario extrême, peut-être verra-t-on un jour apparaître des "médi-sentiments" agissant sur la timidité, la jalousie, la créativité.

Ces rêves de mutation et d'espèce "posthumaine" sont-ils porteurs d'espoir ? De menace ? Pour les transhumanistes, dont l'association mondiale (4 600 adhérents selon leur site Internet) a été fondée en 1998 par le philosophe anglais Nick Bostrom (université d'Oxford), le progrès technologique permettra d'inventer de nouveaux outils, que l'humain utilisera pour remodeler sa condition imparfaite. Cryogénisation, superintelligence artificielle, téléchargement de la conscience dans la réalité virtuelle : ces avancées doivent servir d'instrument hédoniste pour un meilleur développement personnel. Mais cette évolution, au-delà de ses aspects techniques et économiques, pose aussi des questions politiques et éthiques qui commencent juste à émerger dans les milieux scientifiques.

Verra-t-on apparaître un eugénisme technologique (des enfants "augmentés" sans leur accord) ? Une société à deux vitesses (ceux ayant les moyens d'y accéder et les autres) ? Une mutation de notre espèce ? Face à ces perspectives qui, toutes, convergent pour modifier l'humain, "il faudra une éthique infiniment plus exigeante que celle d'aujourd'hui", prévient Françoise Roure, vice-présidente du Conseil général des technologies de l'information. Daniela Cerqui, anthropologue à l'université de Lausanne, s'interroge quant à elle sur "le point de non-retour" qui fera basculer l'espèce humaine dans une autre catégorie. "Avec un glissement des normes éthiques et sociétales, ce qui est acceptable aujourd'hui dans le champ thérapeutique pourra l'être demain dans le quotidien pour améliorer nos capacités standard", estime-t-elle. Et cette évolution pourrait bien se faire à notre insu. A l'exemple d'Internet qui, sans vraiment prévenir, a bouleversé le monde.

Claudia Courtois

LA VIE SOUS CONTRÔLE

Lifelog, programme de recherche lancé en 2003 par l'agence militaire des projets du Pentagone (Darpa), a pour but de créer une nouvelle génération de systèmes cognitifs donnant naissance à des assistants virtuels (personnel, médical, financier et d'enseignement). Ce qui implique d'enregistrer toutes les données d'un individu - ses actes comme ses perceptions. Des caméras et un dispositif GPS suivraient ses déplacements. Des palpeurs biomédicaux surveilleraient son état de santé. Et le système garderait la trace de toutes les communications reçues ou envoyées, de tous les journaux ou programmes audiovisuels consultés et de tous les sites Web visités.


 

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