ANDÉOL : PFUIT ET PETITS RIENS [7]

Publié le par alain laurent-faucon



Chroniques de la vie ordinaire – suite.






 Pfuit et petits riens




chroniques de la vie ordinaire


Andéol

 












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Vingt heures, déjà, et elle arrive sa nouvelle victime, pâle et fragile. Elle a un peu peur, ça se voit, elle joue son avenir et son emploi. Il est content, elle est comme il les désire. C'est pour cela qu'il exige une photo. Pas question de satisfaire ses obsessions avec n'importe qui.



Il sait que ça va marcher. Elles se font toujours piéger. Normal ! Il est le big boss. Le maître de jeu. Ce qu'il leur propose, par voie d'annonces dans la presse, est sacrément bien ficelé. Et, quand elles sont là, devant lui, il n'hésite jamais à mettre le paquet. Gestes amples et beaux discours avec, à la clef, de quoi les appâter : voyages d'affaires, voiture de fonction, frais vestimentaires et de représentation payés, très bon salaire mensuel.



Il parle, elle écoute. Il explique, elle enregistre. L'atmosphère est sérieuse : elle est impressionnée, il est PDG. Le moment est arrivé. Il sort une bouteille de champagne et s'exclame : « J'ai soif, vous boirez bien une coupe, si, si, j'insiste, il faut, c'est votre rôle ça aussi, c'est votre futur boulot ».



Elle accepte. Parce qu'elle a besoin de travailler. Parce que le poste, qu'il lui propose, la passionne. Elle y croit, elle veut y croire, et il le sent, le devine. Elle est sa proie, maintenant. Il peut changer de registre. « Dans le métier qui va être le vôtre, l'on doit souvent être très femme, sexy même. Lors de certaines soirées, il vous faudra porter des vêtements osés, vaporeux, transparents. Être parfois seins nus. Porter des bas et des jarretelles ».



Elle ne comprend plus. Elle se tait. Elle panique. Tout avait si bien commencé ! Et voici qu'à présent il la force à boire, il lui débite des insanités, il lui demande de se laisser aller, il l'invite à l'accompagner dans une boîte assez spéciale où les couples dansent à moitié nus.



Soudain, il se lève. Avec ses mots à elle, ses mots voilés de dégoût, ses mots qui lui font encore mal à l'âme, elle explique alors ce qui s'est passé. « Sous prétexte qu'il ne peut plus se retenir, il ouvre sa braguette et se ... devant moi. J'ai eu honte, vraiment honte. Il m'a salie. C'est abject ! Aussi abject qu'un viol. Je me suis enfuie en pleurant. »



La souillure, viol de l'âme.






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Il est des mots qui sont actuellement à la mode et des concepts qui font fureur. Il n'a a plus de femmes de ménage, mais des techniciennes de surface. Il n'y a plus de chefs du personnel, mais des directeurs des ressources humaines. Il n'y a plus de pauvres, mais des précaires. Et il n'y a pas si longtemps encore, il était bon d'affirmer que le capital le plus précieux dans une entreprise, grande ou petite, c'était les salariés.



Les patrons d'Agnès, monteuse en appareillage de mesures électriques, sont passés maîtres dans ce genre d'entourloupes verbales, d'expressions biaisées, et ils savent que l'histoire du monde n'est qu'une longue ribambelle de « baisers de Judas ».



Champagne et petits fours, discours lénifiants et accolades : Agnès est à la fête, Agnès est à l'honneur. Les grands patrons sont même venus de Troyes pour lui remettre sa médaille du travail. Les collègues sont là, eux-aussi, et ça fait chaud au coeur. On rit, on plaisante, on rêve à des jours meilleurs. Car la crise guette ce petit atelier situé dans le septième arrondissement.



Après la cérémonie, le travail reprend et la direction s'en va au restaurant. Vers 14 h, les « huiles » sont de retour et lachent la nouvelle : fermeture définitive de l'atelier et licenciement économique de tous les salariés. Sur le coup, personne n'y croit.



« Comment imaginer une telle fourberie ? Le matin, les patrons nous font la bise ; trois heures plus tard, ils nous jettent comme de vieilles chaussettes ... Ils auraient pu attendre un peu ... M'ont dégoûtée du champagne ! »



Agnès est encore sous le choc. Se retrouver au chômage n'est jamais évident, mais de cette façon-là ... en plus ! Sans parler qu'elle a 52 ans et qu'à cet âge, la recherche d'un nouvel emploi est franchement dramatique. 



Dans les dispositifs de gestion sociale à la sauce néolibérale, au-delà des mots qui ne sont que des leurres, l'homme reste toujours un loup pour l'homme. Voilà les coulisses de l'efficacité.



Mensonges et baisers de Judas.






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Était-il « un mendiant ou un messager de Dieu », se demandait-il souvent en écoutant sa chanson préférée : « Quand je t'aime » de Démis Roussos.



Grand, mince, style « Johnny belle gueule » avec du rire plein les yeux, sa casquette vissée sur la tête et son look branché « zoulou », il rêvait, comme ses frères antillais du groupe Kassav, pouvoir un jour voler vers le soleil - « volé koté soley ».



Mais le destin en a décidé autrement : il est mort, d'un coup de couteau, un triste soir de février, dans un quartier où la jeunesse est souvent tourmentée et où il est parfois difficile de vivre à l'écart de la violence.



Jimmy ne verra plus jamais le soleil, ni les étoiles - « soley lévé, zétoil bryé – et il ne pourra même pas regarder le film dans lequel il a joué : « Taggers ». Une histoire de la détresse ordinaire, quand des jeunes vivent dans la rue, se heurtent à la dure réalité de l'existence – drogue, violence – et cherchent un ailleurs improbable, l'évasion, en dessinant sur les murs.



Une histoire où Jimmy le fils des îles, l'enfant de la Martinique, s'était mis dans la peau de Taïto, son nom de comédien, son double à l'écran qui a eu plus de chance. Parfois, la fiction est moins cruelle que la vie constamment hantée par la mort « dont le seul nom nous fait peur »


« C'est elle qui nous blesse au plus profond de nous : la mort ! », murmure Danielle, l'une de ses soeurs.



Mais parfois aussi la vraie vie se confond avec la fiction pour donner à celles et ceux qui pleurent une parcelle de paradis, grâce à la magie du verbe, au pouvoir merveilleux des mots, à la force des rêves.



Dans « Taggers », Jimmy devenu Taïto donnait la parole aux murs, transformait le béton en toile immense. Au quartier, les copains de Jimmy ont, à leur tour, couvert l'intérieur de l'immeuble, où il a vécu, de graffitis. En haut, en bas, à droite, à gauche, au plafond et sur le sol, dans l'ascenseur et à tous les étages, des cris d'amour ou de détresse, des phrases nerveuses, hachées, secouées par la douleur, des poèmes conçus par les amis, connus ou inconnus, filles ou garçons, ont converti toutes les surfaces disponibles en autant de stèles funéraires, en autant de livres de pierre, en autant de chants funèbres.



« Jimmy tu es parti, Jimmy c'est pour la vie. Nous, on est là, on attend, on regarde passer le temps ... Une dernière fois on t'a entendu rire ... Tu as laissé dans nos coeurs des souvenirs bien meilleurs que cette nuit glacée où tu nous as quittés ... Où que tu sois, pour nous tu resteras le même, et on te crie très fort : Jimmy on t'aime ! »



Et, au sixième étage, là où vivait, il n'y a pas si longtemps encore, celui qui aurait pu être Taïto, des jours et des nuits durant, appuyé contre le mur, dans l'angle, juste en face de l'ascenseur, gardant la porte d'entrée et surveillant le palier, les allées et venues de la famille, des cousins, des amis, un gros ours en peluche a veillé.



Seul.



Ce « nounours » énigmatique aux yeux de verre brillant comme des larmes, avait quelque chose de pathétique. Comme s'il entendait rappeler à ceux qui le croisaient qu'au quartier encore, qu'au quartier toujours, qu'au quartier malgré le sang versé, l'on pouvait voir, par-delà les tours, « soley lévé, zétoil bryé ».


ANDÉOL





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