MICHAELS : DIVERSITÉ CONTRE ÉGALITÉ

Publié le par alain laurent-faucon



« À la télévision comme dans les entreprises, au Parti socialiste comme à l'Élysée, à Sciences Po comme à l'armée résonne un nouveau mot d'ordre : Vive la diversité !

« Avec l'élection de Barack Obama, le bruissement s'est changé en clameur. Désormais, chacun devrait se mobiliser pour que les femmes et les « minorités visibles » occupent la place qui leur revient au sein des élites. Mais une société dont les classes dirigeantes reflètent la diversité a-t-elle vraiment progressé sur le chemin de la justice sociale ?

« À cette question jamais posée, Walter Benn Michaels - professeur de littérature à l'université de l'Illinois à Chicago - répond par la négative. La promotion incessante de la diversité et la célébration des « identités culturelles » permettent au mieux, selon lui, de diversifier la couleur de peau et le sexe des maîtres. Sans remettre en cause la domination qui traverse toutes les autres : celle des riches sur les pauvres.

« À l'aide d'exemples tirés de la littérature, de l'histoire et de l'actualité, le livre de Walter Benn Michaels montre comment la question sociale se trouve désamorcée lorsqu'elle est reformulée en termes ethnico-culturels. Plus fondamentalement, il s'interroge sur l'objectif d'une politique de gauche : s'agit-il de répartir les inégalités sans discrimination d'origine et de sexe, ou de les supprimer ? »


Je me suis permis de reproduire in extenso le texte de la quatrième de couverture de La diversité contre l'égalité, car, me semble-t-il, ce texte reflète bien la démarche de l'auteur tout en la resituant dans le contexte français.

Dans son introduction intitulée « Liberté, fraternité ... diversité ? », Walter Benn Michaels s'intéresse d'abord au cas de la France avant d'évoquer l'expérience américaine. Une façon de répondre au « rêve américain » de Yazid Sabeg, ce patron d'entreprise qui lançait le 9 novembre 2008, dans Le Journal du dimanche, un manifeste : « Oui, nous pouvons ! ».

 

« L'Amérique a confirmé la validité d'un modèle démocratique fondé sur l'équité et la diversité, proclame le manifeste, signé par des personnalités de droite comme de gauche et soutenu par Carla Bruni-Sarkozy. Laquelle explique qu'il faut aider les élites à changer. Non pour remettre si peu que ce soit en cause leur statut d'élites, mais pour les rendre plus noires, plus multiculturelles, plus féminines – le rêve américain. »

La diversité contre l'égalité, p. 19.

 

L'ouvrage de Walter Benn Michaels est donc une mise au point salutaire - et peut-être iconoclaste : de l'art de la transgression comme vertu heuristique et herméneutique ! - pour nuancer le débat actuel sur la diversité et l'exemple américain. Ses analyses percutantes mais qui peuvent irriter tant elles vont à l'encontre de ce qui se dit sur le sujet, apportent un autre regard par rapport à l'ouvrage de référence publié sous l'autorité du sociologue Michel Wieviorka, La Diversité - Rapport à la Ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Robert Laffont, Paris, 2008. De ce rapport, retenons les points suivants :

 

« Qu'est-ce que la diversité ? Le terme renvoie à la nécessité au sein d'une même société de prendre en considération des différences d'origine nationale, de culture, de religion, de langue, de genre, d'orientation sexuelle, d'apparence physique, de handicap, de diplômes, etc. »


« Plus précisément, le mot « diversité » désigne deux grandes préoccupations collectives : d'un côté, celle d'acteurs à l'offensive, plaidant pour la reconnaissance de leur spécificité, voire sa mise en valeur ; de l'autre, celle d'individus victimes d'injustice, de racisme et de discrimination du fait de leur appartenance réelle ou supposée à un groupe particulier. »


 

Cette diversité ne serait-elle pas, en réalité, au service du néolibéralisme se demande Walter Benn Michaels. Il semblerait, en effet, que plus les sociétés deviennent inégalitaires, plus elles sont attachées à la diversité. Il s'en explique dans un entretien accordé à la journaliste de Marianne, Bénédicte Charles.

 

 

 

 

La diversité est au service


du néolibéralisme !



Par Walter Benn Michaels

 

 

 


Marianne2.fr

 

 

 

Propos recueillis par Bénédicte Charles | Samedi 21 Février 2009

 

Dans La Diversité contre l'égalité, l'américain Walter Benn Michaels démythifie la sacrosainte diversité, qui ne résout en rien les vraies inégalités, sociales et économiques. Elle aurait même tendance à noyer le poisson. Ne nous fait-elle pas croire qu'Obama est de gauche, alors qu'il a plus en commun avec Sarkozy qu'avec Jaurès ?


 

Plus les sociétés deviennent inégalitaires, plus elles sont attachées à la diversité

 

C'est un petit livre (155 pages) jaune qui attire immédiatement l'attention. Non pas à cause de sa couleur canari pétante, mais parce que son titre est provocateur : « La Diversité contre l'égalité ». Quoi ? La diversité, notre nouveau graal, opposée à l'égalité, alors qu'elle est censée en être la garante ? Qui ose un tel paradoxe ? Un auteur inconnu en France : Walter Benn Michaels.

Un auteur courageux, qui plus est, car Walter Benn Michaels est américain. Et s'en prendre à la diversité dans le pays où elle est sans doute le plus sacralisée, c'est gonflé. C'est pourtant exactement ce que fait ce professeur de littérature américaine (il enseigne à l'Université de l'Illinois à Chicago). Sous-titré dans sa version américaine, « Comment nous avons appris à aimer l'identité et à ignorer l'inégalité », ce livre est la démonstration par A + B que la diversité est en réalité une vaste blague destinée à nous faire avaler plus facilement la pilule néolibérale et le cortège d'inégalités économiques et sociales qu'elle traîne. Car faire en sorte que les minorités soient représentées dans les élites et chez les plus nantis ne comble en rien le fossé grandissant entre riches et pauvres. Explications avec l'auteur.

 

(photo swanksalot-flickr-cc)

(photo swanksalot-flickr-cc)

 

Marianne2.fr : Pour vous, le débat sur la diversité masque l'accroissement des inégalités économiques


Walter Benn Michaels : Oui. Au cours des 30 dernières années, les pays comme la France, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada sont devenus de plus en plus inégalitaires, économiquement parlant. Et plus ils sont devenus inégalitaires, plus ils se sont attachés à la diversité. C'est comme si tout le monde avait senti que le fossé grandissant entre les riches et les pauvres était acceptable du moment qu'une partie des riches sont issus des minorités.

 

Marianne2.fr : Vous considérez qu'il s'agit d'un écran de fumé et qu'il est délibérément mis en place. Pourquoi et par qui ?

 

Non, il n'y a pas de complot ici. Je pense que les gens se sont de plus en plus attachés à un modèle libéral de justice, dans lequel la discrimination - racisme, sexisme, homophobie, etc. - est le pire de tous les maux.

Si ça marche, c'est à la fois parce que c'est vrai - la discrimination est évidemment une mauvaise chose - et parce que ça ne mange pas de pain - le capitalisme n'a pas besoin de la discrimination. Ce dont le capitalisme a besoin, c'est de l'exploitation.

 

Marianne2.fr : Vous expliquez que la diversité ne réduit pas les inégalités, mais permet seulement de les gérer. Que voulez-vous dire ?

 

Eh bien, il est évident que la diversité ne réduit pas les inégalités économiques. Si vous prenez les 10% de gens les plus riches (ceux qui ont en fait tiré le plus de bénéfices de l'explosion néolibérale des inégalités) et que vous vous assurez qu'une proportion correcte d'entre eux sont noirs, musulmans, femmes ou gays, vous n'avez pas généré plus d'égalité sociale. Vous avez juste créé une société dans laquelle ceux qui tirent avantage des inégalités ne sont pas tous de la même couleur ou du même sexe.

Les avantages en termes de gouvernance sont assez évidents, eux aussi. L'objectif du néolibéralisme, c'est un monde où les riches peuvent regarder les pauvres et leur affirmer (à raison) que personne n'est victime de discrimination, leur affirmer (tout autant à raison) que leurs identités sont respectées. Il ne s'agit pas, bien sûr, de les rendre moins pauvres, mais de leur faire sentir que leur pauvreté n'est pas injuste.

 

Marianne2.fr : Vous allez même plus loin puisque vous expliquez que le combat pour la diversité a partie liée avec une logique néolibérale. Pourtant il a existé des convergences, que vous évoquez dans le livre, entre luttes économiques et revendications portées par des minorités. Pourquoi ces convergences ont-elles disparu aujourd'hui ?

 

La convergence que vous évoquez entre la lutte contre la discrimination et le combat contre l'exploitation n'était qu'une convergence temporaire. Ainsi, par exemple, aux États-Unis, les Noirs radicaux se sont battus à la fois contre le racisme et le capitalisme. Des gens comme le Black Panther Bobby Seale ont toujours estimé qu'on ne peut pas combattre le capitalisme par le capitalisme noir, mais par le socialisme. Mais avec l'ère du marché triomphant débutée sous Reagan et Thatcher, l'antiracisme s'est déconnecté de l'anticapitalisme et la célébration de la diversité a commencé. Bien entendu, il n'y a rien d'anticapitaliste dans la diversité. Au contraire, tous les PDG américains ont déjà eu l'occasion de vérifier ce que le patron de Pepsi a déclaré dans le New York Times il y a peu: « La diversité permet à notre entreprise d'enrichir les actionnaires ».

De fait, l'antiracisme est devenu essentiel au capitalisme contemporain. Imaginez que vous cherchiez quelqu'un pour prendre la tête du service des ventes de votre entreprise et que vous deviez choisir entre un hétéro blanc et une lesbienne noire. Imaginez aussi que la lesbienne noire est plus compétente que l'hétéro blanc. Eh bien le racisme, le sexisme et l'homophobie vous souffleront de choisir l'hétéro blanc tandis que le capitalisme vous dictera de prendre la femme noire. Tout cela pour vous dire que même si certains capitalistes peuvent être racistes, sexistes et homophobes, le capitalisme lui-même ne l'est pas. Si dans les années 60 les Black Panthers pensaient qu'on ne pouvait pas combattre le capitalisme par le capitalisme noir, aujourd'hui, dans la crise économique actuelle, des gens comme Yazid Sabeg espèrent qu'on peut sauver le capitalisme grâce au capitalisme « black-blanc-beur ».

 

Marianne2.fr : Vous ne semblez pas être un fervent partisan de la politique de discrimination positive telle qu'elle est menée actuellement aux États-Unis. Que préconiseriez-vous afin de rendre moins inégalitaire le système éducatif américain ?

 

Ces quarante dernières années, les étudiants des universités américaines ont changé, et de deux façons. Premièrement, ils se sont beaucoup diversifiés. Deuxièmement, ils sont toujours plus riches. Cela signifie qu'alors que les universités américaines se sont autoproclamées de plus en plus ouvertes (à la diversité), elles se sont en réalité de plus en plus fermées. Ça ne veut pas seulement dire que les jeunes issus de milieux modestes ont du mal à payer leur scolarité, ça signifie aussi qu'ils ont reçu un enseignement si bas de gamme dans le primaire et le secondaire qu'ils n'arrivent pas à passer les examens d'entrée à l'université.

Donc, la première chose à faire lorsqu'on décide de mettre en place une politique de discrimination positive, c'est de le faire par classes et non par races. La seconde - mais de loin la plus importante - chose à faire serait de commencer à réduire les inégalités du système éducatif américain dès le primaire. Tant que ça ne sera pas fait, les meilleurs universités américaines continueront à être réservées aux enfants de l'élite comme le sont, pour l'essentiel, les meilleures grandes écoles françaises. Même si, bien sûr, vos grandes écoles ainsi que vos universités les plus sélectives, puisqu'elles sont gratuites ou bien moins chères que leurs homologues américaines, apportent un avantage supplémentaire aux riches - c'est une redistribution des richesses, mais à l’envers.

 

Marianne2.fr : Barack Obama est présenté, en France, comme un produit de la discrimination positive. Comment interprétez-vous sa victoire électorale et l'engouement qu'elle a pu susciter ?

 

Sa victoire, c'est le triomphe totale de l'idéologie néolibérale aux États-Unis, le triomphe de la diversité et en même temps celui des marchés. Ce n'est pas un hasard si des économistes démocrates conservateurs comme Larry Summers ou Tim Geithner sont ses conseillers les plus proches. Si ce que vous voulez, c'est sauver le système économique néolibéral de la crise, c'est une bonne chose. Nous savons tous que l'administration Bush était trop distraite par ses lubies impérialistes du XXe siècle pour s'apercevoir que Wall Street avait plus besoin d'aide que l'Irak. Obama ne fera pas cette erreur. Mais si vous voulez que le système change fondamentalement, ne comptez pas sur les Démocrates. Du point de vue de la justice économique, Obama, c'est juste un Sarkozy noir. Bien sûr, ce n'est pas un problème pour Sarkozy, mais c'est un problème pour tous les gens qui se disent de gauche, qui aiment Obama et pensent que l'engagement dans la diversité dont il est le produit va également produire une société plus égalitaire.

Le thème central de La diversité contre l'égalité, c'est qu'ils se trompent ; la diversité est au service du néolibéralisme, et non son ennemie. Ce n'est pas une adresse à Sarkozy - il sait déjà qu'une élite diversifiée est une élite plus heureuse, plus autosatisfaite. Cela s'adresse à la gauche, à ceux qui préfèrent s'opposer au néolibéralisme, plutôt que l'améliorer.


 

REMARQUE : les réflexions iconoclastes de l'auteur, qui prennent le contrepied de tous les discours actuels, méritent toute notre attention, et il serait bon de rappeler quelques points importants concernant la France. Pour ce faire, je vous propose trois extraits d'un article de Dominique Vidal paru dans le Monde diplomatique de mai 2008 et intitulé « Un faux débat à la française ». Les intertitres, pour chaque extrait, sont de moi. 




A propos de la « discrimination positive »


Traduttore, tradittore (traducteur, traître), dit un proverbe italien. Il s’applique bien à celui ou à celle qui a rendu en français par « discrimination positive » les formules américaines affirmative action ou positive action, lesquelles désignent, outre-Atlantique, des politiques de lutte contre les inégalités frappant les femmes et les minorités visibles.

C’est le 20 novembre 2003, au détour d’une des émissions « 100 minutes pour convaincre » dont il fut souvent l’invité, que M. Nicolas Sarkozy, après avoir confié qu’il pensait (déjà) à la présidence de la République (et pas seulement en se rasant le matin), se prononça pour la discrimination positive. L’expression prit un sens très particulier, quelques semaines plus tard, lorsque le ministre de l’intérieur mit en scène la nomination d’un « préfet musulman ».


L'enquête du BIT de mars 2007


Au départ, il y a la prise de conscience massive par l’opinion, dans les années 1990, de l’essor d’inégalités - sociales, régionales, sexuelles, mais aussi d’origine - qui déchirent littéralement le tissu social. A preuve, entre bien d’autres exemples, l’enquête publiée en mars 2007 par le Bureau international du travail (BIT) à partir de quatre mille huit cent quatre-vingts candidatures répondant à des offres d’emplois valablement testées à Lille, Lyon, Marseille, Nantes, Paris et Strasbourg. Résultat : dans près de quatre cas sur cinq, l’employeur français a préféré le candidat d’« origine française » au candidat d’« origine noire africaine » ; trois fois sur cinq face à un candidat d’« origine maghrébine » ; deux fois sur cinq quand ce dernier était une femme ... Et le BIT de préciser : « Près des neuf dixièmes de la discrimination globale est enregistrée avant même que les employeurs ne se soient donné la peine de recevoir les deux testeurs en entrevue. »


La discrimination positive : un « cache-sexe » ?


Pour le sociologue François Vourc’h chargé de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), si l’État accepte finalement d’« organiser des traitements inégaux », c’est parce que ceux-ci coûtent « infiniment moins cher que des réformes radicales à long terme ». La discrimination positive a, selon lui, tout d’un « cache-sexe », parce qu’elle dissimule l’« effort nécessaire pour mettre fin à l’ordre social raciste. Comme on a commencé à le faire avec l’ordre social sexiste ». Pas question, bien sûr, de refuser des « politiques volontaristes » pour « soulager des individus et des groupes victimes », mais à condition de les « articuler » avec la « recherche de solutions durables ».

[...]

Également sociologue, Smaïn Laacher se prononce pour toute mesure qui peut « aider des hommes et des femmes discriminés en raison de la couleur de leur peau, de leur nom ou/et de leur lieu de naissance, trois marqueurs identitaires qui assignent à vie ». Il redoute toutefois qu’« à défaut de s’attaquer aux causes, on fasse semblant de mobiliser l’intérêt du public et sa générosité contre les seuls effets ». Et de se demander si les « trucs » proposés ne risquent pas d’« écrémer » ceux qu’elle prétend promouvoir, car ils sont « étrangers à la logique de massification ».

Autrefois, poursuit Laacher, « l’école assurait à la fois la séparation (par rapport à la communauté d’origine) et l’agrégation (à d’autres groupes sociaux). Du fait de la ghettoïsation, et de son propre manque de moyens, elle y parvient de plus en plus difficilement ». Face à de tels enjeux, la discrimination positive telle que certains l’envisagent « paraît à la fois pathétique et dérisoire. Elle abdique devant les impasses cumulées et accumulées ». Pour le sociologue, ce qui est à l’ordre du jour, c’est « une refonte globale de la politique de l’école, de l’emploi et de la ville ».

 

REMARQUE : Finalement, en lisant ces trois extraits, l'on constate qu'un mot - diversité - en a chassé un autre – discrimination positive -, et que, déjà, à travers les critiques à peine voilées, se laissaient peut-être deviner les actuelles prises de position radicales de Walter Benn Michaels fort de l'expérience américaine. L'avenir nous le dira ! Mais ... dans dix ans ! Il faut toujours un tel laps de temps entre ce qui se passe aux États-Unis et ce qui va se passer en France ... et j'ai bien peur que ce soit Walter Benn Michaels qui ait malheureusement raison. Par exemple en ce qui concerne cette tarraudante question parmi tant d'autres : s'agit-il de répartir les inégalités sans discrimination d'origine ou de sexe, ou de les supprimer ?

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