RMI – LES MOTS D'ANDÉOL [3]

Publié le par alain laurent-faucon



Les chiffres, froids comme l'acier – l'acier d'un flingue posé, un jour, sur ma tempe dans une vie antérieure. Les chiffres que l'on fait si souvent mentir, en les trafiquant, les biaisant. Et pourtant : les chiffres dans leur nudité. D'après les calculs des services sociaux qui gèrent celles et ceux qui sont dans le dispositif du RMI, nous avons 150 euros pour vivre par mois, une fois mis de côté l'argent nécessaire pour régler l'eau, l'électricité, le gaz et le téléphone. Le loyer est pris en charge par la CAF et les soins médicaux relèvent de la CMU. Donc, par mois, un Rmiste a 150 euros pour manger, se vêtir, et faire de vraies folies dépensières comme s'acheter une savonnette, du dentifrice, ou des rasoirs jetables ... Soit : 5 euros par jour ! Oui : 5 euros par jour ! Et mon référent RMI m'a dit récemment : avec ça on peut vivre !

Enfoiré !



Comme je suis précaire – c'est une position sociale ! - je dois accepter tous les boulots, même les plus dégueulasses. Comme je suis précaire je dois faire, à la fac, tout ce que les autres profs ne veulent pas faire, accepter les cours les plus merdiques, car c'est fou le nombre de cours bidons ou sans intérêts que les étudiant(e)s doivent se coltiner et qui sont programmés pour des questions de gros sous ou de magouilles internes. Les premiers cycles sont d'immenses dépotoirs où viennent s'entasser les bachelier(e)s. Des hangars. Des salles d'attente. Il existe bon nombre de filières qui ne servent absolument à rien, si ce n'est à fabriquer les chômeurs de demain, mais qui permettent aux mandarins et à leurs larbins de faire carrière. J'ai bossé dans l'une d'elles : aucun étudiant(e) n'était là pour la filière en tant que telle, mais simplement parce qu'on lui avait dit qu'elle pouvait le préparer aux métiers d'orthophoniste, professeur des écoles, et j'en passe.



Un responsable universitaire m'a déclaré un jour : je te donnerais bien des heures de cours et de travaux dirigés, mais tu n'acceptes pas n'importe quoi. C'est dingue, archi-dingue, ce genre de réflexion. Parce que je suis pauvre, parce que je suis précaire, parce que je suis vacataire, je devrais accepter aussi de faire des pipes ? Ou de me faire enfiler ? Ça cache quoi au juste ce genre de réflexion ? Un retour du refoulé ? Comme s'il me reprochait d'avoir refusé ce qu'il a toujours accepté : la « servitude volontaire », cette servitude qui désespérait tant La Boétie, l'ami de Montaigne.

Dans une réunion de profs, j'ai plus de diplômes à moi tout seul qu'eux tous ou presque, et je continue, encore et maintenant, à passer des examens, histoire de ne pas finir « vieux con », de ne pas devenir un de ces ramollis du bulbe qui ne connaît plus que l'onanisme cérébral comme moteur de recherche. Mais, comme je suis vacataire, je suis juste bon à être le chiotte de service. On me balance toutes les merdes. C'est peut-être une sorte de vengeance. Je me souviendrai toujours de la boutade un peu cynique de ce doyen qui, avec moi ne pouvant faire illusion, m'avait dit : « Tu vois Andéol ! Tous tes diplômes ne servent à rien ... Moi, je n'ai qu'une thèse et je suis ton doyen ! »

 



J'ai dit à mon référent RMI que j'avais en ce moment de graves problèmes d'argent parce que j'avais dû acheter des livres pour assurer mes cours à la fac. Des livres ? Il m'a regardé, bouche bée, l'air ahuri, outré ... c'est quoi ça ! il s'achète des livres ... alors qu'il est au RMI ... on va l'assister pour qu'il lise ? J'ai vu le moment où il allait me rayer (c'est le mot !) du dispositif. Des livres ?! Alors, j'ai ramé, j'ai essayé d'expliquer que, parfois, je sautais des repas, afin de pouvoir acheter un livre, car j'avais besoin de me tenir au courant. « Voilà ce que je fais : j'achète, je lis, je revends. » Et je n'y suis pour rien si les universités, les instituts de formation trouvent leur compte à faire bosser des vacataires. C'est tout bénéf : pas de congés payés, pas de cotisations sociales, pas de points retraites, pas droit au chômage, rien de rien. Et c'est : marche ou crève, tu veux ou tu veux pas, de toute façon le système t'écrase, te piétine, te chie dessus. Employons les mots, les vrais : on chie sur les vacataires comme on chie sur les RMIstes, tout le monde nous chie dessus, les profs, l'administration, les syndicalistes, les politiques, et tous les braves citoyens.



Être cause de soi ! Dès le premier matin grec, cette question a tourmenté les philosophes, tant leur statut d'homme libre semblait aléatoire. Une guerre malheureuse contre une autre Cité et la population était passée au fil de l'épée ou réduite en esclavage.

Être cause de soi ! C'est-à-dire pouvoir gérer sa vie, pouvoir se déterminer soi-même, ne pas être « causé » par les autres. Or, que se passe-t-il ? On me « cause » sans cesse, en ne me laissant pas maître de mon existence, en me mettant dans une situation de dépendance totale, en m'indiquant ce que je dois faire, en me refusant toute reconnaissance, toute dignité, et on me « cause » en disant ce que je suis, qui je suis : un assisté.

Être cause de soi ! Quand on connaît des difficultés et que l'on « tombe » dans le dispositif RMI, tout bascule : du jour au lendemain, nous ne sommes rien - plus rien ! Le référent nous traite comme si nous étions un débile, un demeuré, un cloporte. Il m'a même dit, d'un air entendu : « je peux vous apprendre à faire un CV », alors que je venais juste de lui expliquer que j'avais travaillé dans la pub comme concepteur-rédacteur, que j'avais donné des cours, à l'IAE, en stratégies d'entreprise, stratégies mercatiques et stratégies de communication, et que je préparais toujours les étudiant(e)s aux épreuves écrites et orales des concours de la fonction publique ! Mais non, pour lui, je n'étais plus rien – sinon je ne serais pas dans ce dispositif.

J'ai alors compris que le Rmiste était « causé », définitivement « causé ». Qu'il ne s'appartenait plus. Qu'il était à l'image de ces pauvres qui, jadis, le dimanche à la sortie de la messe, étaient obligés d'arborer le pull tricoté par ces bonnes bourgeoises, pieuses et charitables.

Je hais la charité !
Je hais les bonnes consciences !
Surtout quand elles se disent de gauche !
Je hais les donneurs de leçon
La bouche en cul de poule
Et la main sur le coeur !


[à suivre]

 

RMI - LES MOTS DES MAUX

 





Remarque : je voudrais revenir sur ce qu'a dit Andéol à propos de la reconnaissance et de la « cause de soi » - cette fameuse causa sui qui a tant fait couler d'encre du premier matin grec à la grande époque de la scolastique, et qu'il reprend à son compte pour en faire un concept philosophique relevant du vivant et de l'être humain en particulier. Mais procédons par étapes.

D'abord, si nous déconstruisons le vocable « reconnaissance » ou, plutôt, si nous le « lisons aux éclats » - pour emprunter au philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin son heureuse formule concernant l'une des pratiques de l'herméneutique juive [1] -, il y a dans reconnaissance, les mots naissance, re-naissance et la notion de renaissance avec . Toute reconnaissance est donc une autre naissance, une re-naissance qui s'opère dans le regard des autres, avec les autres, grâce aux autres, une re-naissance qui s'effectue au sein de la société elle-même et des milieux d'appartenance – tous ces habitus dont parle Bernard Lahire qui a re-lu Bourdieu. Christophe Dejours, dans un court texte mis en ligne sur mon blog, a fort bien montré cela - sans parler, ici, des analyses des philosophes Paul Ricoeur [2] et Axel Honneth [3], sur lesquelles j'aurai l'occasion de revenir ultérieurement [4].


Être la cause de soi

Concernant cette notion de « cause de soi » évoquée par Andéol et qui me semble absolument essentielle pour définir justement ce qu'est la liberté humaine, au sens le plus fondamental du terme, je ferai appel aux lumineuses analyses du philosophe Pierre Gire qui parsèment et traversent son mémorable cours sur Plotin comme autant de fulgurances. Ce spécialiste de Maître Eckhart et de la pensée grecque déborde constamment les cadres trop étroits et convenus du cours traditionnel pour ouvrir notre pensée sur un vaste champ de possibles et de questionnements. Voici un court extrait d'une de ses réflexions notées par mes soins. J'espère ne point trop le trahir ou ne pas falsifier sa pensée !

 


« Comme l'a fort bien écrit Michel Henry, un enfant qui vient dans la vie ouvre un monde, et l'on peut dire que chacun d'entre nous porte, en lui-même, un monde, son monde ... Exister, c'est donc porter un monde, son monde ... Mais si chacun d'entre nous porte son monde, il n'est pas, pour autant, réductible à ce monde ... Aucun de nous n'est réductible aux trois ordres d'expression qui constituent son monde : ses activités, ses relations et ses sentiments. » [5]



Or que se passe-t-il avec les personnes qui sont dans le dispositif du RMI ? Elles ne sont plus regardées pour elles-mêmes, y compris par celles et ceux qui s'occupent d'elles ! Elles sont réduites à un seul élément de leur monde, pire que ça, elles sont réduites à un jugement moral qui nomme et qualifie une seule des multiples activités d'un des trois ordres d'expression de leur monde : ellles sont définies comme étant des assistées.

Nommer c'est réduire l'autre à un même. Nommer c'est le maîtriser. Nommer c'est le posséder. Nommer c'est le contrôler, l'enfermer dans une case, une appellation, un registre, un dossier que l'on traite – comme l'on traite les rebus, les déchets, les inutiles, les en surnombre [6]. Voilà pourquoi, dans les trois religions abrahamiques, la juive, la chrétienne, la musulmane, Dieu n'est jamais nommé ! Il n'a pas de nom. Car il est le Nom.

En disant que le Rmiste relève de l'assistance, en le nommant de façon péremptoire et péjorative, en le qualifiant même de parasite, de fainéant, en laissant entendre que c'est quelqu'un qui n'est pas capable de se lever tôt – comme s'il suffisait de se lever tôt pour avoir un emploi ! -, les responsables politiques, les journalistes, les services sociaux et la société dans son ensemble, le « causent » dans tous les sens du terme. Et Andéol a parfaitement raison – surtout qu'il vit cette opprobe, cette dépossession, cette réduction de son être à une éthique du résultat, de l'intérieur. Il s'agit là d'une double blessure narcissique : je suis causé, donc je ne m'appartiens plus, « on » me dit ce que je dois faire, et je suis également causé dans la mesure où l'on cause sur moi en disant, à ma place, qui je suis, ce que je suis.

Où est la liberté humaine dans ce double processus de négation de l'autre ? Je dirai même que les droits de l'homme sont totalement bafoués, si ces droits sont là pour défendre et sauvegarder la dignité humaine, pour veiller à ce que l'être humain ne soit pas réductible à toute définition a priori, et partant pour le protéger contre une trop évidente chosification [7]. Il suffit d'écouter ce qui se laisse entendre sur le compte du Rmiste pour découvrir combien le mépris qui l'enveloppe et le submerge est profond, radical. Et cette radicalité est l'une des hontes majeures de cette pensée paresseuse qui habite notre « douce France ». Que l'on ne s'étonne pas, ensuite, de tous ces glissements liberticides qui font, en ce moment, la « une » des quotidiens. Et je vous renvoie, à ce sujet, au blog de la philosophe Catherine Kintzler - Mezetulle - qui devient une véritable revue en ligne.

L'homme n'est jamais un « quelque chose ». Il est, comme l'écrit fort bien Marc-Alain Ouaknin, un « Quoi ? », c'est-à-dire, en hébreu, un mah. Mais voici un court extrait de cet auteur :



« Est-il possible de définir l'homme ?

L'homme n'est-il pas justement cet être tout à fait singulier qui échappe à toute possibilité de définition ? L'homme n'est-il pas l'existant dont la définition est de ne pas avoir de définition ?

L'essence de l'homme n'est-elle pas de ne pas avoir d'essence ?

Paradoxe que la langue hébraïque énonce parfaitement. L'essence des choses et de l'homme se dit mahout, de la racine mah signifiant « QUOI ». L'essence est la « quoibilité », néologisme que nous créons pour dire cette essence questionnante de l'homme, cette questionnabilité qui maintient l'être ouvert à la possibilité de ses possibles et de son futur.

L'homme est une question, un « quoi », un « qu'est-ce ? », en hébreu un mah. » [8]



L'homme n'est donc jamais une réponse, il est une question. On ne peut, on ne doit jamais l'enfermer dans une définition, le clôturer dans un discours. Il est « l'ouvert » par excellence. Et il ne peut être que la « cause de soi ». A trop l'oublier, nos hommes politiques et toutes celles et ceux qui s'occupent du « social » commettent une grave erreur. C'est d'ailleurs positivement incroyable que le « social » soit ainsi pris en charge par des personnes dont les réflexions philosophiques et éthiques relèvent trop souvent du degré zéro de la pensée. C'est sûrement là le paradoxe de nos sociétés et l'une des raisons de leurs échecs à « gérer le social » - que l'on gère comme une chose. Il faudrait faire appel aux meilleurs et l'on a, en face de soi, que des exécutants qui appliquent des consignes, cochent des cases, remplissent des fiches, répondent à des questions. Or, poursuit Marc-Alain Ouaknin, « la réponse est le malheur de la question ». Et l'homme est question. Et « l'essence de la question est d'ouvrir et de laisser ouvertes des possibilités ... » Jamais de réduire ces possibilités à un déjà là, à des réponses déjà programmées, à tous ces préjugés qui parasitent les questions et réduisent l'autre, le Rmiste, à un on sait ce qu'il est.

ALF

NOTES :

[1] Marc-Alain Ouaknin, Lire aux éclats - Éloge de la caresse, coll. « points/essais », éd. Seuil, Paris, 1994.

[2] Paul Ricoeur, Parcours de la reconnaissance, trois études, coll. « les essais », éd. Stock, Paris, 2004.

[3] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, coll. « Passages », éd. Cerf, Paris, 2002, pour la traduction française.

[4] La « jeunesse » du blog explique, hélas, toutes les lacunes concernant encore les questions d'actualité. Or la reconnaissance, notamment dans le travail, est une notion essentielle qui peut faire l'objet d'un sujet de dissertation de culture générale.

[5] Pierre Gire, cours sur Plotin dispensé à l'Université catholique de Lyon.

[6] Zygmunt Bauman, Vies perdues – La modernité et ses exclus, coll. « Manuels Payot », éd. Payot & Rivages, Paris, 2006, pour la traduction française.

[7] Axel Honneth, La réification – Petit traité de Théorie critique, coll. « essais », Gallimard, Paris, 2007, pour la traduction française.

Mais aussi du même auteur : La société du mépris – Vers une nouvelle Théorie critique, éd. La Découverte, Pris, 2006, pour la traduction française.

[8] Marc-Alain Ouaknin, C'est pour cela qu'on aime les libellules, coll. « points/essais », éd. Calman-Lévy, Paris, 2001.



REVUE DE PRESSE


Concernant cette bêtise humaine qui faisait dire à Voltaire, « l'imbécile a réponse à tout », concernant cette suffisance des clercs qui prennent leur nombril pour le centre de l'univers, concernant tous ces gens qui travaillent dans le social et qui se permettent de juger et de donner des leçons, l'essai du philosophe Alain Roger, Bréviaire de la bêtise, surgit comme une réflexion salutaire. Une bouffée d'air frais.

Alain Roger en arrive au même constat que Marc-Alain Ouaknin : tout désir de conclure est un symptôme de bêtise. Et ce constat a ceci d'amusant qu'il est aporétique – mais l'aporie n'est-elle pas le propre de toute pensée questionnante ? Platon déjà, par ses dialogues, l'avait suggéré. Et
Friedrich Schlegel, le grand herméneute du romantisme allemand, avait su relire les dialogues de Platon et les dégager du platonisme ambiant qui avait totalement occulté cet aspect là.



Aux sources de la bêtise

L'inlassable exploration du « seul absolu contraire à l'absolu »
LE MONDE DES LIVRES | Article paru dans l'édition du 07.03.08.

A propos du livre d'Alain ROGER, Bréviaire de la bêtise, « Bibliothèque des idées », Gallimard, Paris, 2008

 

Pas plus que le soleil, on ne peut regarder la bêtise en face. Mais c'est moins l'éblouissement qui menace ici que le vertige. Car aucune frontière dûment dessinée ne sépare du vide : sans le savoir, nous sommes déjà en train de tomber. Certes, avant de subir le vertige, on peut s'éloigner du gouffre, se retourner, s'accrocher à un solide rocher... Soi-même par exemple. Mais voilà, la conviction de sa propre valeur, l'autoaffirmation péremptoire de sa propre intelligence, la capacité à juger de tout du haut de soi-même sont précisément les signes indubitables de la bêtise la plus ostentatoire. Celle à laquelle Baudelaire donnait un "front de taureau". Celle qui est d'autant plus triomphante et glorieuse qu'elle s'ignore.

"Se prendre pour soi-même rétrécit l'âme des mondes à l'impossible dimension d'un personnage de nature morte", notait superbement l'écrivain Manz'ie. Sur un mode mineur et comique, mais non moins convaincant, il y a aussi cette géniale réplique de Laurel à Hardy : "Je ne suis pas aussi bête que tu en as l'air." Et justement, le principe d'identité, ce "roc de la bêtise", est l'un des axes du livre que publie Alain Roger.


Vivre et (mourir) idiot

Pourquoi "bréviaire" ? Ce n'est pas la signification religieuse de ce mot que l'auteur a retenue. Aucune faiblesse de ce côté-là : Dieu et "toute cette bonne vieille transcendance", comme la philosophie de l'être, comme la croyance en l'amour ou la foi en la vérité, sont les plus sûrs chemins pour vivre (et mourir) idiot pense Alain Roger. "La vérité, sous la forme essentielle du principe d'identité, est fondamentalement bête", conclut-il, en contradiction de l'idée qu'il défend par ailleurs selon laquelle tout désir de conclure est un symptôme de bêtise, d'ailleurs parfaitement signifié par la formule "un point c'est tout". Principe d'identité, tautologie ou "logique du même" et obsession de conclure sont donc bien les trois mamelles de la bêtise.

Le terme de "bréviaire" est donc pris ici dans le sens d'inventaire de toutes les formes - mais le sujet est inépuisable - de bêtise, ou de manuel destiné à nous prévenir contre les assauts perpétuels de celle-ci. Il n'empêche : la bêtise est un démon qui veille au plus intime de nous-même. Nos pensées, émotions, affections, nos comportements et réactions ne lui sont jamais totalement étrangers. Ce n'est pas une instance parmi d'autres, c'est un absolu, et même, selon Kierkegaard, "le seul absolu contraire à l'absolu".

Peut-on déterminer une origine à la bêtise et à partir d'elle retracer son histoire, qui mènerait jusqu'à un avenir radieux où elle serait éradiquée ? C'est plus que douteux. Le mal est profond, métaphysique. Avec l'appui des philosophes, d'Aristote et Descartes à Foucault ou Deleuze, Alain Roger, foncièrement pessimiste, penche pour la théorie d'un "fond abyssal" : ce n'est pas de "l'histoire de la pensée" que relèverait la bêtise, mais de "sa préhistoire", affirmait Michel Adam dans son Essai sur la bêtise (PUF, 1975) cité ici.

Mais, plus que philosophique, ce "bréviaire" est littéraire. Si le piège menace de se refermer sur toute pensée qui ambitionne de se rendre maîtresse du sujet, la littérature, elle, en mimant la bêtise, en l'analysant in vivo, a le pouvoir de la révéler, comme on le dit d'une photographie. Et si Nietzsche assignait au philosophe la tâche de "nuire à la bêtise", il n'est pas impossible que l'écrivain - pas le poète, qui entretient des accointances suspectes avec le sujet... - soit le mieux à même de remplir ce programme. D'ailleurs, il n'y a pas que le roman... Portée sur scène, la bêtise fait merveille. Aristophane, Molière, Anouilh, Giraudoux ou Labiche - qui donnent lieu à de fines analyses - le prouvent.

Il est de notoriété publique que la bêtise, dans sa version "enflée, pansue, arrogante, satisfaite" (J.-L. Nancy), est l'une des grandes découvertes - ou révélations - du XIXe siècle et que Flaubert en est l'explorateur le plus conscient : comme Baudelaire, l'auteur de Bouvard et Pécuchet avait pour la bêtise un "goût diaboliquement passionné". Surtout, il ne la considérait pas comme un agent étranger et savait en repérer les symptômes en lui-même. Léon Bloy, souverain exégète des sottises bourgeoises et des lieux communs, n'en vint pas à bout, tant l'épidémie était avancée. "Je ne suis pas plus bête qu'un autre" étant le truisme qui lui semblait le plus "écrasant".

La bêtise fera encore des progrès au siècle suivant. Proust donnera au "bébête et au cucul" (et au snobisme) leurs lettres de noblesse - ou de sottise. Paul Valéry, en plaçant au début de Monsieur Teste la célèbre formule : "La bêtise n'est pas mon fort", mettra définitivement la question en abyme. Quant à Sartre, grand lecteur de Flaubert, il vouera Roquentin (dans La Nausée) "à la bêtise obscène des choses". "Il est sûr que la tautologie idiote concerne le rapport existentiel du sujet à l'univers qui l'environne", note encore Alain Roger, cohérent dans ses détestations.

On n'en finirait pas de citer les figures qui sont ici analysées. La bêtise n'est pas un sujet facile. Il n'est pas non plus pittoresque ou (bêtement) rigolo. Si c'est réellement un absolu, il mérite sinon des égards, du moins la plus grande, la plus sérieuse attention.

Patrick Kéchichian

BRÉVIAIRE DE LA BÊTISE d'Alain Roger. Gallimard, "Bibliothèque des idées", 292 p., 19 €.





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