LE PEUPLE ! QUEL PEUPLE ? [1]

Publié le par alain laurent-faucon



SYNTHÈSE : LE PEUPLE ! QUEL PEUPLE ? HISTOIRE D'UN MOT



AVANT PROPOS

Le peuple en ses états : ambiguïté sémantique

En 1793 paraît un petit texte anonyme : Réponse à l’impertinente question : Mais qu’est-ce qu’un Sans-Culotte [1] ? On pourrait s’amuser à parodier ce titre et se demander avec la même impertinence : Mais qu’est-ce que le peuple ? Car les réponses à la fois nombreuses et parfois contradictoires qu’une telle question suscite indiquent qu’il n’y a pas une représentation ou une définition du peuple, mais plusieurs. Les ambiguïtés du mot sont non seulement dues au fait qu’il peut désigner l’ensemble d’une société par rapport à une autre – le peuple français, le peuple allemand - mais au fait qu’il peut désigner aussi une partie de la société.

C’est à partir de la Révolution française que le mot « peuple » va connaître sa véritable fortune. Sous l’Ancien Régime, ce mot, qui recouvre une notion vague, fluctuante, désigne, fait remarquer Raymonde Monnier [2], un ensemble d’individus liés par l’appartenance - ou le sentiment d’appartenance - à une communauté d’origine, de culture ou d’institutions ; il s’applique aussi à l’ensemble des sujets vis-à-vis du souverain et, depuis le XVIIe siècle, à une communauté définie par un mode de vie et un statut commun au bas de l’échelle sociale.

Son ambiguïté est revendiquée par les révolutionnaires qui cherchent un mot qui n’effraye pas, qu’on ne puisse contester, « un mot qui se prête à tout » comme le dit Mirabeau. « On a cru m’opposer le plus terrible dilemme en me disant que le mot peuple signifie nécessairement ou trop ou trop peu, que si on l’explique dans le même sens que le latin populus, il signifie nation […], que si on l’entend dans un sens plus restreint comme le latin plebs, alors il suppose des ordres, des différences d’ordre et que c’est là ce que nous voulons prévenir. On a même été jusqu’à craindre que ce mot ne signifiât ce que les Latins appelaient vulgus, ce que les aristocrates tant nobles que roturiers appellent insolemment la canaille. A cet argument je n’ai que ceci à répondre. C’est qu’il est infiniment heureux que notre langue dans sa stérilité nous ait fourni un mot que les autres langues n’auraient pas donné dans leur abondance […] un mot qui ne puisse nous être contesté et qui dans son exquise simplicité nous rende chers à nos commettants sans effrayer ceux dont nous avons à combattre la hauteur et les prétentions, un mot qui se prête à tout et qui, modeste aujourd’hui, puisse grandir notre existence à mesure que les circonstances le rendront nécessaire, à mesure que, par leur obstination, par leur faute, les classes privilégiées nous forceront à prendre en main la défense des droits nationaux et de la liberté du peuple. »

En 1798, le Dictionnaire de l’Académie précise - en les opposant - les principaux emplois du mot, relève Raymonde Monnier dans son étude déjà citée : « quand on parle du peuple comme d’une multitude peu éclairée, et souvent passionnée, on lui attribue les défauts qui naissent de sa condition : l’inconstance du peuple, l’impétuosité du peuple, etc. Quand on parle de ce même peuple comme formant une nation, ayant des droits et une autorité collective, on exprime sa dignité par des termes magnifiques : la grandeur, la majesté du Peuple Romain, du Peuple Anglois, du Peuple François. »

L’idée de peuple : 1830-1871

Cela dit, un fait semble néanmoins établi, l’idée de peuple « s’installe dans la société française à la faveur d’une révolution : c’est à dater de 1830 que des intellectuels, des artistes, des théoriciens et des meneurs politiques font de lui un objet de réflexion et d’espérance, quelquefois de vénération – écrit Alain Pessin [3] avant de constater que c’est une autre révolution parisienne, la Commune de Paris en 1871, « qui va marquer l’effacement de cette matrice de l’imaginaire collectif, après qu’en de multiples expressions s’est noué, à partir d’elle, l’un des grands mythes du XIXe siècle. »

La révolution de 1830 : apercevant le peuple de Paris occupé à se battre, à espérer, à résister, à conquérir, Victor Hugo le verra porter, de bout en bout, les chapitres de Notre-Dame de Paris. Théophile Gautier fera, de son côté, une tapisserie bariolée de ce grouillement du temps qui a chamboulé l’année 1830, dans Mlle de Maupin. Jules Michelet, le poète historien, découvrira le dynamisme de ces vieux papiers classés aux Archives grâce à la formidable leçon de 1830 : le peuple est un réservoir d’énergie, un fabuleux potentiel, le peuple et sa marche en avant ! Dans son livre intitulé Michelet par lui-même, Roland Barthes cite un texte fulgurant de Michelet datant de 1842 et dans lequel il s’explique sur la raison d’être de l’historien. « L’historien […] voit souvent dans ses rêves une foule qui pleure et se lamente, la foule de ceux qui n’ont pas vécu assez, qui voudraient revivre […] Il leur faut un Œdipe qui leur explique leur propre énigme dont ils n’ont pas eu le sens, qui leur apprenne ce que voulaient dire leurs paroles, leurs actes qu’ils n’ont pas compris. Il leur faut un Prométhée, et qu’au feu qu’il a dérobé, les voix qui flottaient glacées dans l’air se révoltent, rendent un son, se remettent à parler. Il faut plus. Il faut entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) ; il faut faire parler les silences de l’histoire, ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien, et qui sont justement ses accents les plus tragiques. Alors seulement les morts se résigneront au sépulcre. »

PREMIÈRE PARTIE 

DE L'INVENTION DU PEUPLE A LA FOULE QUI FAIT PEUR 


De fièvre, de sang et de mort

Si la France de la première moitié du XIXe siècle garde encore bien des traits de la vie sociale de l’Ancien Régime, les progrès de la révolution industrielle [4] annoncent une ère nouvelle : celle du prolétaire et de la classe ouvrière, celle des grandes villes modernes. Au monde rural qui évolue lentement – en 1815, 85% des Français vivent à la campagne ; en 1848, 75% ; de nos jours, plus que 20% -, s’oppose un monde urbain en pleine mutation. A côté des gens de métier, artisans, compagnons, apparaît une nouvelle main-d’œuvre issue des campagnes, celle des ouvriers non qualifiés qui affluent vers la capitale et les villes de la grande industrie naissante [5].

Pour ces populations déracinées, les conditions d’existence sont terrifiantes. Hommes, femmes et enfants travaillent douze ou quatorze heures par jour pour un salaire de misère et, lors des crises économiques qui ébranlent le siècle, sont souvent réduits à la mendicité. « Ce n’est plus là un travail, une tâche, c’est une torture ; et on l’inflige à des enfants de six à huit ans, mal nourris, mal vêtus, obligés de parcourir, dès cinq heures du matin, la longue distance qui les sépare de leurs ateliers, et qu’achève d’épuiser, le soir, leur retour de ces mêmes ateliers. Comment ces infortunés, qui peuvent à peine goûter quelques heures de sommeil, résisteraient-ils à tant de misère et de fatigue ? », se demande Villermé dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, publié en 1840.

Refoulés dans les faubourgs et les quartiers les plus déshérités, tous ces gens s’entassent dans des caves et des logements insalubres, subissant la promiscuité et les maux qu’elle engendre. « J’ai vu à Mulhouse de ces misérables logements, où deux familles couchaient chacune dans un coin, sur de la paille jetée sur le carreau et retenue par deux planches. Des lambeaux de couverture et souvent une espèce de matelas de plumes d’une saleté dégoûtante, voilà tout ce qui recouvrait cette paille », observe Villermé au cours de son enquête sur l’état physique et moral des ouvriers. « Je voudrais ne rien ajouter à ce détail des choses hideuses qui révèlent, au premier coup d’œil, la profonde misère des malheureux habitants ; mais je dois dire que, dans plusieurs des lits dont je viens de parler, j’ai vu reposer ensemble des individus des deux sexes et d’âges très différents […]. Père, mère, vieillards, enfants, adultes, s’y pressent, s’y entassent », note encore Villermé.

En 1851, Victor Hugo voudra se rendre compte par lui-même de la misère des ouvriers de l’industrie textile. Il exprimera son indignation dans le poème « Joyeuse vie », livre III des Châtiments : « Un jour je descendis dans les caves de Lille ; / Je vis ce morne enfer ». Puis il parle du père qui va mendier dans l’ombre ; de ces fantômes qui vivent, sous terre, dans des chambres, déjà vieillards à trente ans ; de la « prostitution des vierges affamées » et de ces hommes que l’on écrase... « C’est de fièvre et de faim et de mort que sont faites / Toutes vos voluptés ! », conclut-il alors.


Les « nouveaux barbares »
 

L’arrivée dans la capitale de cette main-d’œuvre non qualifiée, livrée à elle-même et vivant dans une extrême misère, va engendrer bien des peurs collectives. L’on parle avec effroi de ces « nouveaux barbares », de ces populations regroupées dans les bas-fonds et les quartiers mal famés, les faubourgs et les barrières [6], de ces étrangers de l’intérieur qui vivent tels des « sauvages ». C’est Buret, auteur en 1840 d’une enquête sur la Misère des classes laborieuses en France et en Angleterre, qui va comparer la condition des classes laborieuses à celle du sauvage. Sauvages, les ouvriers le sont par l’incertitude de leur existence ; ils le sont également par ce nomadisme incessant qui commence par le vagabondage des enfants et se caractérise par la population flottante des grandes villes ; ils le sont enfin par l’ivrognerie, « s’inoculant, au moyen de l’alcool, la rage des bêtes féroces, et mêlant à d’ignobles orgies le sang et les blessures ! »

Même si les multiples enquêtes [7], celles d’un Quételet, d’un Villermé, d’un Parent-Duchatelet tentent d’expliquer cette situation nouvelle, un seul fait demeure dans l’opinion : abandons d’enfants, infanticide, prostitution, vols et meurtres caractérisent ces populations quittant la campagne pour venir travailler dans les villes et notamment à Paris. Chez ces gens-là, dit-on, tout le monde est délinquant ou le devient.

L'opposition du capital et du travail

Frappés par la misère de tous ces "déracinés" et cette "guerre du riche contre le pauvre", des réformateurs cherchent des solutions pour apporter plus de justice dans la répartition des biens. Divers courants apparaissent qui prennent, vers 1830, le nom de socialistes.

Si le développement du machinisme multiplie la production des richesses, dans le même temps les classes laborieuses paraissent plus misérables que jamais. De ce paradoxe naît l’idée que la société capitaliste est source de désordre et qu’il faut donc lutter contre elle. Mais des questions se posent alors : comment imaginer la société future ? Quel doit être le rôle de l’Etat ? Comment détruire la société actuelle ? Diverses propositions sont faites que l’on regroupe en trois grandes tendances. L’on trouve d’abord les socialistes utopistes avec Charles Fourier qui imaginent des phalanstères, associations où chacun ferait le travail qui lui plaît. Il y a ensuite les socialistes anarchistes avec Proudhon [8] qui manifestent une double hostilité : au capitalisme et à l’Etat. Il y a enfin, à partir des années 1840, ceux qui partagent les idées de Karl Marx sur la lutte des classes et la dictature du prolétariat.

 

Comme le fait remarquer Yves Tyl dans sa préface au Tableau de Villermé sur l’état physique et moral des ouvriers, si le problème politique essentiel était encore, sous le règne de Charles X (1824-1830), celui des relations entre la bourgeoisie et l’aristocratie foncière, l’opposition du capital et du travail [9] devient de plus en plus primordiale sous la Monarchie de Juillet (1830-1848). C’est d’ailleurs sous la Monarchie de Juillet, poursuit Maxime Leroy (Histoire des idées sociales en France), que le mot peuple est accepté de plus en plus au sens de classes populaires ; que le mot socialisme, lancé par Pierre Leroux en 1834, passe dans le langage courant ; que le mot prolétaire est utilisé par des écrivains comme Lamartine [10] ou Sand [11], par un économiste libéral tel que Sismondi ou par le socialiste Buchez qui, en 1833, dans l’Introduction à la Science de l’histoire, décrit la réalité prolétarienne : « presque dès le premier jour, il faut qu’ils vivent (entendons qu’ils travaillent pour vivre : travail des enfants de 4 ans) : ils sont destinés à exister dans une seule pensée : celle d’éviter la faim ; attachés au sol comme des polypes, là où ils viennent au monde, ils travaillent et meurent. »


Quand un peuple en cache un autre

1848 : une onde de choc secoue la Monarchie de Juillet. Le 24 février, Louis-Philippe abdique en faveur de son petit-fils, le comte de Paris, mais les insurgés proclament la République. Le vieil ordre social découvre un univers qui échappe à ses mesures et à ses catégories : le prolétariat [12] urbain. Les mots changent soudain de visage.

Quelques années plus tôt, note l’historien Louis Chevalier, non seulement les habitants des bas-fonds et de « la grande caverne du mal » mais aussi un pourcentage élevé de la population parisienne, l’ensemble de ceux qui vivent dans ce qu’Eugène Sue [13] appelle les « sinistres régions de la misère et de l’ignorance », étaient qualifiés de barbares, de sauvages, de nomades. Mais, après les journées de février 1848, les classes laborieuses - « celles qui travaillent de leurs mains » - deviennent le peuple [14] ou font partie du peuple. Ce renversement de situation mérite d’être souligné, car le sens donné à ce mot et ce qu’il recouvre en février 1848 montrent bien que les mentalités ont changé.

Désormais, il n’y aura plus de hordes barbares menaçant Paris - même si les ouvriers restent toujours un danger pour l’ordre établi. Désormais, dans les périodes de crise, pour faire peur à la province et aux « braves gens », les hommes au pouvoir agiteront un autre spectre tout aussi inquiétant : celui de la Terreur [15] avec sa justice expéditive et son échafaud. Ce qu’ils feront lors des journées de juin 1848 quand les ouvriers parisiens, qui réclament du travail, dresseront des barricades. La France connaîtra alors l’une des plus terribles guerres civiles du XIXe siècle, l’autre étant celle de la Commune de Paris en 1871. Aux cris « Du pain ou du plomb », « La liberté ou la mort », cette révolte de la misère, totalement improvisée et spontanée, va prendre tragiquement l’allure d’une lutte des classes. Avec l’insurrection ouvrière de juin 1848, l’on perçoit déjà toute l’ambiguïté d’un simple mot : peuple.

En effet, entre les journées de février 1848 et celles de juin de la même année, une fracture apparaît. Nette. Définitive. La même que l’on retrouvera lors de la Commune de Paris en 1871. Mais, pour saisir l’importance d’une telle fracture, encore faut-il se rappeler que, par deux fois au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie et le peuple se sont unis contre un gouvernement.

Il y a d’abord eu les journées de juillet 1830 connues sous le nom de « Trois Glorieuses ». Rappelons brièvement les faits. Dès le 27 juillet 1830, c’est-à-dire dès le début de l’agitation, la bourgeoisie - industriels et négociants - favorise l’émeute populaire en donnant congé aux ouvriers. Paris se couvre de barricades, Charles X décide de s’en aller et son cousin, le duc d’Orléans, est porté au pouvoir sous le titre de Louis-Philippe 1er, roi des Français. C’est l’avènement de la Monarchie de Juillet dont l’histoire se terminera dix-huit ans plus tard avec les journées de février 1848.

Il y a maintenant les journées de février 1848. Le 22 février 1848, le peuple – avec de nombreux étudiants – se rassemble aux cris de « A bas Guizot ! Vive la Réforme ! » Le lendemain, la garde nationale, composée surtout de petits bourgeois, pactise avec les manifestants. Du faubourg Saint-Antoine, des ouvriers marchent vers la Madeleine et la troupe ouvre le feu. Aussitôt, tout Paris, garde nationale en tête, se soulève et des barricades se dressent. Le 24 février, les insurgés, avec quelques députés, approuvent par acclamation un gouvernement provisoire : la Monarchie de Juillet, née sur les barricades avec les « Trois Glorieuses », vient d’y périr à son tour, et l’on rêve d’instaurer une république sociale.

C’est l’euphorie. Ouvriers, étudiants, bourgeois, ont gagné. Ensemble. Des républicains modérés dont le plus célèbre est Alphonse de Lamartine côtoient, au sein du gouvernement provisoire, des hommes comme Louis Blanc, historien et théoricien socialiste, ou Ledru-Rollin, député d’extrême-gauche de la Sarthe. Dès le soir du 24 février, Alphonse de Lamartine déclare publiquement que le gouvernement provisoire « suspend ce malentendu qui existe entre les différentes classes ». Dans les mois qui suivent, l’on parle de fraternité entre patrons et ouvriers, l’on plante des « arbres de la liberté » que le clergé vient bénir. Dans la presse et les discours, s’échafaudent les projets les plus fantastiques, les murs de Paris se couvrent d’affiches, et l’on compose des chants fraternels. « L’amour est plus fort que la guerre », dit Pierre Dupont dans son Chant des ouvriers. « Travailleur, sèche tes larmes », s’exclame Baillet dans sa chanson Le cri des Français : « Tu ne dois plus mourir de faim, / A tes maux on va mettre fin ».

C’est l’esprit de 1848. De février 1848. « Vive la République ! Quel rêve, quel enthousiasme, et, en même temps, quelle tenue, quel ordre à Paris […] J’ai vu le peuple grand, sublime, naïf, généreux […], le plus admirable peuple de l’univers ! J’ai passé bien des nuits sans dormir, bien des jours sans m’asseoir. On est fou, on est ivre, on est heureux de s’être endormi dans la fange et de se réveiller dans les cieux ! », note George Sand, le 9 mars 1848. « Le peuple triomphe ! Les ouvriers et les bourgeois s’embrassent !… Comme c’est beau !… La République est proclamée ! On sera heureux maintenant… Plus de rois ! Comprenez-vous ? Toute la terre libre ! Toute la terre libre ! », s’écrie Dussardier dans L’Education sentimentale, le roman de Gustave Flaubert.

Ce bel enthousiasme, cet espoir un peu fou de réunir dans un même élan républicain le peuple – les ouvriers – et le bourgeois s’achèveront dans les larmes et le sang lors des journées de juin [16] 1848. Des journées qui sonnent le glas de la fraternité un moment imaginée. Le peuple - un peuple - celui de la France rurale, catholique et bourgeoise, ne se reconnaît plus dans celui de la capitale : celui du monde ouvrier.

Voilà toute l’ambiguïté du mot peuple. Il ne renvoie pas aux mêmes réalités politiques, économiques et sociales.


Un héros collectif en littérature : le peuple

Malgré les ambiguïtés attachées à ce mot, le XIXe siècle est, en littérature comme dans les faits sociaux, le siècle du peuple. Pour la première fois depuis le Moyen Âge, explique Jean-Yves Tadié dans son Introduction à la vie littéraire du XIXe siècle, les écrivains font du peuple un héros collectif : « la littérature du temps ne se limite pas à décrire les crises, l’ascension et la ruine de l’individu ; elle est bien souvent passée de l’égocentrisme à la vision sociale ». Ce que disent également les historiens Duby et Mandrou dans leur Histoire de la civilisation française, XVIIe-XXe, quand ils constatent : « Les classes populaires, ignorées, dédaignées, [sont] rendues à la vie nationale et à la vie littéraire, - au moins comme objet d’étude ou source d’inspiration […], au moment même où les conditions d’existence imposent aux prolétaires l’impression – de plus en plus solide à mesure que les années passent - qu’ils constituent un monde séparé et honni dans la Nation. »

Les romantiques, qu’ils soient poètes, écrivains ou historiens, vont parer les classes populaires des vertus que la bourgeoisie - comme d’ailleurs la vieille aristocratie - ne pratique plus à leur avis : abnégation, charité, etc. Ils vont même diviniser le peuple et le génie sera comparé au peuple. Ainsi, dans la préface de son drame Ruy Blas, écrite le 25 novembre 1838, Victor Hugo dit notamment : « […] on voit remuer dans l’ombre quelque chose de grand, de sombre et d’inconnu. C’est le peuple. Le peuple, qui a l’avenir et qui n’a pas le présent ; le peuple, orphelin, pauvre, intelligent et fort ; placé très bas, et aspirant très haut ; ayant sur le dos les marques de la servitude et dans le cœur les préméditations du génie ; le peuple, valet des grands seigneurs, et amoureux, dans sa misère et dans son affliction, de la seule figure qui, au milieu de cette société écroulée, représente pour lui, dans un divin rayonnement, l’autorité, la charité, la fécondité. Le peuple, ce serait Ruy Blas. »

« Le peuple est un silence, je serai l’immense avocat de ce silence. Je parlerai pour les muets », dira également Victor Hugo dans L’Homme qui rit.

Pour la première fois enfin, des historiens s’intéressent au peuple. Dans son étude intitulée Le Peuple (1847), Jules Michelet lui fait dire : « Nous avons, nous autres Barbares, un avantage naturel : si les classes supérieures ont la culture, nous avons bien plus de chaleur vitale ». Le peuple, voix de Dieu ; le peuple bon et généreux, telles sont les idées-force de son livre. « Il y a longtemps que nos grand aînés, un Michelet, un Fustel de Coulanges nous avaient appris à le reconnaître : l’objet de l’histoire est par nature l’homme. Disons mieux : les hommes. Derrière les traits sensibles du paysage, les outils et les machines, derrière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. Qui n’y parvient pas, ne sera jamais, au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. » (Marc Bloch, Métier d’historien). A sa mort, Michelet, pour justifier son œuvre et pour la situer par rapport à celles des autres historiens, dira : « J’ai aimé davantage… »


Un nouveau sens à « misérable »

Au début du XIXe siècle, les criminels sont souvent appelés misérables et, dans le Dernier jour d’un condamné publié en 1829, Victor Hugo fait dire à Ulbach : « […] moi, misérable qui ai commis un véritable crime, qui ai versé du sang ! » Toutefois, un an plus tard, dans les Feuilles d’automne, c’est la misère et non plus le crime seul que l’auteur désigne par ce mot, donnant ainsi – note l’historien Louis Chevalier - un nouveau sens à « misérable ». Mais ce changement de sens ne se fera pas sans quelques hésitations ou ambiguïtés.

En 1850, le titre du livre de Victor Hugo est encore les Misères, « tant le mot misères semble désigner pour le moins autant et sinon davantage le malheur que la criminalité et tant le mot misérables apparaît encore comme chargé de la seule criminalité. » Même quand il choisit pour titre Les Misérables en 1854, rien n’est vraiment tranché. « Dans les chapitres rédigés à partir de 1860, rappelle Louis Chevalier, il arrive encore que ce mot soit utilisé pour désigner les classes criminelles. […] Mais, de plus en plus fréquemment, il s’applique aux classes laborieuses et malheureuses, et lorsqu’il lui arrive de désigner les classes dangereuses, c’est pour en souligner l’aspect pitoyable, bien plus que l’aspect redoutable.»

Cette évolution dans la signification d’un mot [17] et l’incessante hésitation de l’écrivain montrent, conclut Louis Chevalier, « comment une évolution sociale extérieure à l’ouvrage et à l’auteur, étrangère à l’ouvrage et à l’effort créateur de l’auteur, a fini par marquer de son empreinte le livre, jusqu’à changer le sens des mots. »

La Révolution de 1848 et les idées nouvelles sur la condition ouvrière sont passés par là : il est désormais évident que la criminalité populaire « n’est qu’un sous-produit de la misère, un accident de la destinée prolétarienne ».

DEUXIÈME PARTIE


DE LA PANIQUE SOCIALE AU VIOL DES FOULES  


La Commune de Paris et le spectre de la Terreur


De
L’Argent à La Débâcle - deux titres de la fresque des Rougon-Macquart qui pourraient, en un raccourci saisissant, résumer l’histoire du Second Empire -, personne n’a pressenti la défaite de l’armée française et la chute du régime impérial. En dépit de l’héroïsme des troupes, de l’ardeur au combat de l’armée d’Afrique (zouaves et tirailleurs algériens), du sacrifice des unités de cavalerie, dès le 6 août 1870 la guerre est une suite ininterrompue de terribles défaites [18]. Incapable de résister à la poussée allemande, l’armée de Bazaine se replie sur Metz ; puis, quinze jours plus tard, c’est la capitulation de Sedan qui emporte le régime impérial : le 1er septembre, Napoléon III est fait prisonnier avec 100 000 hommes. 

Ce désastre annonce de nouvelles catastrophes : à leur tour, les armées levées en province, mal préparées, sont vaincues et disloquées ; bloqué à Metz, Bazaine se rend le 27 octobre ; la capitale, assiégée depuis le 19 septembre, capitule le 28 janvier 1871, et le gouvernement de la défense nationale - formé après la défaite de Sedan par les principaux leaders républicains de Paris (Gambetta, Jules Favre, Jules Simon) - est obligé d’organiser des élections générales. En effet, Bismarck ne veut pas négocier avec un gouvernement qui ne représente pas la France et qui a ordonné la résistance à outrance. « Nous ne céderons ni un pouce de notre territoire ni une pierre de nos forteresses » avait lancé Jules Favre avec un manque de clairvoyance politique qui aura de cruelles conséquences : la poursuite d’une guerre déjà perdue, les souffrances du peuple de Paris se nourrissant de chiens, de chats, et même de rats qui valent deux francs pièce, et l’insurrection de la Commune qui fait suite à plusieurs révoltes de la faim [19] et de la misère.

Les élections ont lieu le 8 février 1871. La nouvelle Assemblée nationale, composée en majorité de ruraux favorables à la paix et comportant 400 monarchistes pour 200 républicains, choisit Thiers comme chef de l’exécutif. Le 21 février, muni des pleins pouvoirs, il arrive donc à Versailles, où se trouvent Bismarck et son état-major, pour négocier la paix : la France doit non seulement céder l’Alsace (sauf Belfort) et une partie de la Lorraine, mais elle doit également verser une indemnité de 5 milliards de francs-or. Le 18 mars, à Paris, éclate encore une émeute qui va devenir, dans la fièvre des idées issues de tous les courants socialistes, une révolution dont la répression ressemblera à une véritable guerre civile : c’est la Commune [20] de Paris.

Bismarck, redoutant que les conditions de paix ne soient plus désormais honorées, décide de libérer les prisonniers français pour permettre à Thiers [21] de reconstituer une armée, chargée de lutter contre les « communards ». Le 21 mai, les troupes, placées sous les ordres du maréchal de Mac-Mahon, parviennent à entrer dans la capitale. Plus de 500 barricades sont dressées et les insurgés vont opposer une résistance désespérée, incendiant - dans leur retraite - les Tuileries, l’Hôtel de Ville, la Cour des Comptes. L’armée, formée surtout de paysans encadrés d’officiers bonapartistes, ne fait pas de prisonniers et fusille sans jugement, malgré les ordres. Les communards répliquent en exécutant près de 500 otages, dont l’un des plus illustres est Mgr Darboy, archevêque de Paris. Les ultimes combats se déroulent entre les tombes du Père-Lachaise et à Belleville. L’armée, qui compte moins de 1000 tués, fusille plus de 17 000 personnes, hommes et femmes, souvent sur des indices très fragiles : mains noircies, peut-être par la poudre ; allure suspecte.

« Dans des moments pareils, il ne faut pas y regarder de trop près », dit le général de Galliffet responsable de ces exécutions immédiates et massives. Cet officier, qui doit sa carrière à Napoléon III, fait même passer par les armes les hommes qui ont des cheveux blancs : « Vous, vous avez vu juin 1848, vous êtes plus coupables que les autres ».

« Le sol est jonché de cadavres, ce spectacle affreux servira de leçon », déclare Thiers dans les télégraphes expédiés aux préfets. Et c’est sur ces cadavres que la IIIe République est née. Voilà pourquoi l’histoire officielle a longtemps occulté cette sanglante période et trop souvent travesti la triste réalité. Déjà, lors des événements, les responsables politiques et militaires laissent entendre que les insurgés ne sont que « des misérables qui avaient projeté de réduire Paris en cendres » (Mac-Mahon), ou qu’ils font partie d’un complot contre la France, qu’ils sont des « Prussiens de l’intérieur » voulant détruire le pays et instituer la Terreur, comme en 1793.

Et les écrivains de l’époque – y compris Zola [22], mais Jules Vallès [23] excepté - vont critiquer [24] l'insurrection du 18 mars 1871.

« Je trouve qu’on aurait dû condamner aux galères toute la Commune et forcer ces sanglants imbéciles à déblayer toutes les ruines de Paris, la chaîne au cou, en simples forçats », écrira Gustave Flaubert à George Sand avant d’ajouter : « Ah ! quelle immorale bête que la foule, et qu’il est humiliant d’être homme ! ». Barbey d’Aurevilly demandera que l’on mette les Communards dans des cages et qu’on les expose en public. Théophile Gautier parlera de ces « sauvages, un anneau dans le nez, tatoués de rouge » qui imitent la danse du scalp sur les débris fumants de la Société. « J’espère que la répression sera telle que rien ne bougera plus et, pour mon compte, je désirerais qu’elle fût radicale », s’exclamera Leconte de Lisle. Mais le plus odieux dans ses propos sera peut-être Dumas fils : « Nous ne dirons rien de leurs femelles, par respect pour les femmes à qui elles ressemblent quand elles sont mortes. »

Même Hugo – rappelle Henri Guillemin dans sa préface à L’année terrible – sera « timide, apeuré, myope, pour tout dire hélas, petit ». Toutefois, après la sanglante répression du 22 au 28 mai, il dira préférer « le crime teint de boue au crime brodé d’or ». Ce qui lui vaudra des insultes, surtout après la sortie de son recueil L’année terrible [25]. Il sera même accusé par certains d’être le « chef et le souteneur d’une secte d’assassins ». 


Quand le peuple devient foule, masse, bête immonde

« Les gardes nationaux [ils ont combattu avec le peuple de Paris] ne sont pas des soldats mais des idées vivantes… », note un témoin, Arthur Arnould, dans son Histoire populaire et parlementaire de la Commune. « C’est au moment où la mitraille décime les Fédérés [les gardes nationaux] et fauche les ultimes barricades du Père-Lachaise qu’Eugène Pottier écrit les strophes de L’Internationale », rappelle, plus près de nous, le critique Hubert Juin dans le Magazine littéraire consacré à la Commune.

Face à cette explosion ouvrière et populaire, à cette irruption des masses, les hommes de la Troisième République garderont une réelle peur [26]. Ce qu’explique fort bien l’historienne de Berkeley, Susanna Barrows, dans un ouvrage traduit en français : Miroirs déformants – Réflexions sur la foule en France à la fin du XIXe siècle. Désormais, le peuple ou plus précisément la foule - les masses - devient une bête féroce, hystérique, infantile, lubrique, avinée et dangereuse pour l’avenir du Progrès et de la Science. Mais, déjà dans le passé, Hugo n’avait-il pas lancé : « La foule met toujours, de ses mains dégradées / Quelque chose de vil sur les grandes idées » ? Et dans Germinal [27] Zola n’évoquera-t-il pas le « galop des furies » qui menacent l’épicier Maigrat ? Ne laissera-t-il pas entendre que la foule est brutalité à l’état de nature et qu’elle ressemble à « un sabbat de sorcières » ? De même, n’a-t-il pas dit, le 23 février 1898, face à la foule qui secoue sa voiture lorsqu’il quitte le tribunal où la publication de J’accuse [28] l’a conduit : « ces gens-là sont des cannibales » ?

Cette peur qui traverse tout un siècle se faufile dans les écrits et annexe les mots : « De la guerre et plus encore de la Commune, jaillit une panique sociale qui tourne à l’obsession » (Précis de littérature française du XIXe siècle). Il y avait la populace et les barbares, les sauvages et les nomades, il y a maintenant la foule – bête féroce – et les cannibales. Ces mots, qui de nos jours étonnent, participent de l’inconscient collectif et de la commune opinion. Malgré eux, les écrivains sont victimes du consensus ambiant : c’est le poids de l’histoire à travers les mots [29] - et le retour du refoulé : « car il existe dans toute œuvre un inconscient idéologique », rappelle le critique Henri Mitterand en évoquant les romans de Zola…

En 1876, un certain Alfred Espinas applique les lois biologiques du règne animal à la sociologie humaine pour démontrer tous les méfaits contagieux des émotions populaires et dénoncer leur « magnétisme ». Scipio Sighele, grand mesureur de crânes du côté de Turin, note que « la foule est un terrain où le microbe du mal se développe ». Gabriel Tarde, juge d’instruction en Dordogne, explique que la foule « parmi les populations les plus civilisées est toujours une bête impulsive et maniaque, jouet de ses instincts et de ses habitudes machinales, parfois un animal d’ordre inférieur, un invertébré, un ver monstrueux où la sensibilité est diffuse et qui s’agite encore en mouvements désordonnés après la section de la tête. »

Mais c’est Gustave Le Bon qui va durablement marquer ses contemporains, en décrivant, dans sa Psychologie des foules (1895), une masse d’êtres hypnotisés, au sein de laquelle les normes sociales, l’instruction et le bon sens sont submergés par la marée des violences incontrôlées. Car l’âge mental d’une foule est celui d’un enfant, fait-il remarquer avant de noter : qu’elles soient homogènes (sectes, castes et classes) ou hétérogènes (foule descendant dans la rue ou assemblées parlementaires), toutes les foules sont « filles de l’inconscient qui nous mène ». Et il ajoute : « Les foules sont un peu comme le sphinx de la fable antique ; il faut savoir résoudre les problèmes que leur psychologie nous pose ou se résigner à être dévoré par elle ». Autrement dit, la foule, habilement hypnotisée, peut être utilisée pour la plus grande gloire d’un héros ou d’une cause. La psychologie des foules débouche sur une technique, la manipulation des masses. Une manipulation que Serge Tchakhotine, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans Le viol des foules par la propagande politique, décrira fort bien. Mais c'est une autre histoire qui commence ! Celle des dictatures "du" peuple - avec, encore une fois, la taraudante question : lequel ?


Alain Laurent-Faucon


NOTES : cf. LE PEUPLE ! QUEL PEUPLE ? [2]


 

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