LIBÉRALISATION DES SERVICES

Publié le par alain laurent-faucon - alf - andéol

 

Rien ne se crée ex nihilo. Sous l’impulsion d’une oligarchie triadique : technocrates et responsables politiques / transnationales, banquiers et financiers / institutions supranationales, des stratégies sont mises en place afin d’instaurer un nouvel ordre économique mondial. Il s’agit de la plus vertigineuse captation des flux doublée d’une prise de contrôle de l’Afrique – cf. articles du Monde diplomatique de septembre 2014 : accords sur le grand marché transatlantique et la libéralisation des services.

 

 

Cinquante Etats négocient en secret la libéralisation des services

 

Plusieurs fers au feu : pendant que l’Union européenne et les Etats-Unis négocient le grand marché transatlantique, les architectes du commerce international peaufinent d’autres projets de libre-échange. D’un côté, les accords de partenariat économique imposés par l’Europe à l’Afrique (lire « Le baiser de la mort de l’Europe à l’Afrique »). De l’autre, l’accord sur le commerce des services, discrètement discuté à Genève par une cinquantaine de pays.

Par Raoul Marc Jennar, septembre 2014

Imaginez un monde où les cantines scolaires appartiennent à des firmes telles que Coca-Cola ou McDonald’s ; un monde où des entreprises pakistanaises discutent avec leurs homologues paraguayennes le nombre de jours de congé qu’elles vous accordent dans l’année et le montant horaire de votre rémunération ; un monde où Hugo Chávez n’aurait pu devenir président du Venezuela qu’en acceptant de gouverner comme M. Anthony Blair.

Ce monde, on le rêve dans les salons de l’ambassade d’Australie à Genève, où se retrouvent, outre ceux de l’Union européenne, les représentants d’une cinquantaine de pays : Etats-Unis, Norvège, Canada, Australie, Japon, Taïwan, Mexique, Colombie, Chili, Turquie, Pakistan... Ces Etats, qui devraient être bientôt rejoints par le Brésil et la Chine, représentent plus de 70 % des échanges mondiaux de services. Ils négocient depuis février 2012 l’accord sur le commerce des services (ACS, ou TISA (1) selon l’acronyme anglais) qu’ils voudraient conclure d’ici à 2015.

Le 28 avril 2014, au moment où, avec la campagne pour les élections européennes, la résistance populaire au grand marché transatlantique (GMT) (2) montait en puissance, les émissaires se réunissaient pour faire avancer ce projet d’une ampleur sans précédent depuis l’enlisement des travaux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’objectif n’est autre que de ranimer l’un des textes-phares de l’époque, l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) ; mais, cette fois, en marge de l’institution, d’ailleurs sise à deux pas.

Retour en arrière. Nous sommes en 1994, année de la création de l’OMC. Depuis trois ans, l’Union soviétique s’est effondrée : c’est la fin de la division du monde en deux blocs rivaux. Les dictatures européennes (Espagne, Portugal, Grèce) ont disparu une quinzaine d’années plus tôt. Un vent nouveau souffle également à l’Est. Pour les dirigeants politiques, une seule priorité : l’élimination de tous les obstacles à la concurrence. A cet effet, ils dotent l’OMC d’un pouvoir inédit. L’accord de Marrakech instituant l’organisation précise que chaque Etat « assurera la conformité de ses lois, réglementations et procédures administratives avec ses obligations telles qu’elles sont énoncées dans les accords figurant en annexe » (article 16, paragraphe 4).

L’AGCS figure parmi ces annexes. Il vise à la « libéralisation progressive » de toutes les activités de service à travers des « négociations successives qui auront lieu périodiquement en vue d’élever progressivement le niveau de libéralisation » (article 19-1). En d’autres termes, il s’agit de les ouvrir toutes à la concurrence internationale, en éliminant peu à peu les spécificités locales ou nationales. Dans cette optique, l’AGCS ne reconnaît que des « fournisseurs de services », indépendamment de leur statut public ou privé.

L’OMC établit une nomenclature qui comporte douze secteurs : services fournis aux entreprises, communication (dont la poste et l’audiovisuel), construction et ingénierie, distribution, éducation, environnement, services financiers et assurances, santé et services sociaux, tourisme, services récréatifs, culturels et sportifs, transports et « autres services non compris ailleurs ». S’ensuit une division en cent soixante sous-secteurs : les dents du peigne sont suffisamment fines pour que rien ne lui échappe. L’application de l’AGCS signifierait la fin des services publics (éducation, santé, transport, énergie, etc.) tels qu’on les connaît dans la plupart des pays d’Europe. La libéralisation doit se comprendre comme la soumission aux règles d’une concurrence que ne saurait contrarier aucune norme sociale, sanitaire ou environnementale : un code du travail nuisant à la rentabilité d’un investissement, un principe de précaution jugé trop contraignant, la fixation de limites à la pollution engendrée par une industrie...

La procédure de l’OMC invite chaque Etat à proposer la liste des services qu’il s’engage à libéraliser — les « offres » — ainsi que les limites prévues à cette ouverture au marché. Le degré de libéralisation concédé est irréversible. Les négociations ultérieures ne pourront porter que sur la réduction des limites réclamées initialement. Symétriquement, chaque gouvernement adresse aux autres des « demandes » les concernant, en indiquant l’ampleur de la mise en concurrence souhaitée. A logique de marché, démarche de marché : la confrontation de l’offre et de la demande.

En 2001, l’OMC lance un nouveau cycle de pourparlers : le « programme de Doha ». Elle annonce un calendrier serré pour les discussions dans le domaine des services : les demandes doivent lui parvenir avant fin 2002 ; les offres, un an après au plus tard (3). Mais les tractations s’enlisent. Les exigences exorbitantes des pays capitalistes avancés se heurtent à l’opposition des pays du Sud. Les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) parviennent à coaliser plus de quatre-vingt-dix Etats autour de leurs positions.

 

Effet de cliquet

 

Au cours de la conférence ministérielle de Hongkong, en 2005, l’OMC obtient toutefois une entente sur de nouvelles ouvertures au marché dans le cadre de l’AGCS (4). Mais, selon la règle convenue pour le programme de Doha, il n’y a d’accord sur rien tant qu’il n’y a pas d’accord sur tout. Soucieuses de dépasser ce blocage du multilatéralisme, les parties s’entendent à Hongkong pour engager des négociations bilatérales (entre deux Etats) et plurilatérales (entre plusieurs régions ou groupes d’Etats). Ces dernières présentent l’avantage de permettre d’imposer ultérieurement leurs résultats au reste de la planète — de « multilatéraliser les résultats », en jargon de l’OMC. Cette possibilité d’élargir à tous un accord bilatéral ou plurilatéral est prévue par l’article 2-3 de l’accord créant l’OMC. Elle a déjà été utilisée pour le commerce des aéronefs civils, les marchés publics, le secteur laitier et la viande bovine.

Le gel de l’accord de 2005 a suscité la frustration des milieux d’affaires. La Coalition of Services Industries (CSI) américaine et le European Services Forum (ESF) militent auprès des gouvernements et de la Commission européenne pour qu’ils répondent aux attentes des « créateurs de richesse ». Ils fondent la Global Services Coalition (GSC), que rejoignent des organisations patronales basées en Australie, à la Barbade, au Canada, aux Caraïbes, à Hongkong, à la Jamaïque, au Japon, en Nouvelle-Zélande, à Sainte-Lucie, à Taïwan, à Trinité-et-Tobago. On aura relevé dans cette liste au moins six paradis fiscaux... S’y ajoute TheCityUK, une association regroupant les services financiers de la City de Londres.

En décembre 2011, la conférence ministérielle réunie à Genève prend acte du blocage des négociations. Dès lors, la GSC, convaincante, obtient de cinquante gouvernements (5) qu’ils soutiennent un projet d’accord sur le commerce des services (ACS) en dehors du cadre multilatéral de l’OMC. Les cinquante, s’autoproclamant — sans rire — « très bons amis des services », entament des pourparlers le 15 février 2012. Le conseil des ministres de l’Union européenne ne délivre son mandat à la Commission qu’un an plus tard, le 18 mars 2013. Comme dans le cas du GMT, le document qui fonde la position de l’Union n’est pas rendu public.

En juillet 2013, les eurodéputés se laissent séduire par les « très bons amis des services » : le Parlement européen « se félicite de l’ouverture des négociations (6) ». Celles-ci se tiennent donc à Genève, dans les locaux de l’ambassade d’Australie. Les textes doivent demeurer secrets. Les Etats-Unis exigent même que leurs propositions soient classées « confidentiel » « pendant cinq années à dater de l’entrée en vigueur de l’ACS ou, si aucun accord n’est trouvé, cinq années après la clôture des négociations (7) ».

Cet accord reprend les objectifs et la méthode de son aîné, l’AGCS. Pour les objectifs : accélérer la privatisation dans tous les domaines, et empêcher toute forme de réappropriation publique d’une activité commercialisée ou privatisée. Pour la méthode : procéder par offres et demandes, les unes et les autres s’appliquant non seulement à des secteurs ou sous-secteurs de services, mais également aux divers modes de fourniture des services. Dans tous les cas, il s’agit d’éliminer les contraintes légales et réglementaires.

Ressuscité par l’ACS, l’article 17-1 de l’AGCS impose le principe du « traitement national » : « Chaque membre accordera aux services et fournisseurs de services de tout autre membre, en ce qui concerne toutes les mesures affectant la fourniture de services, un traitement non moins favorable que celui qu’il accorde à ses propres services similaires et à ses propres fournisseurs de services similaires. » Cela signifie que la France devrait financer une université privée étrangère — ou un lycée privé étranger — s’installant sur son territoire à la même hauteur que ses propres établissements publics d’enseignement. La chose étant impossible budgétairement, elle n’aurait d’autre choix que de renoncer au financement des universités et des lycées français. Et, en vertu de l’article 16, l’ACS interdirait les monopoles publics (telle l’éducation nationale) et les fournisseurs exclusifs de services, même au niveau régional ou local (les régies municipales de l’eau).

Cette fois encore, il s’agit de démanteler les normes en matière de sécurité et d’hygiène sur le lieu de travail, les réglementations environnementales, la protection des consommateurs... Figurent surtout en ligne de mire les obligations de service universel, c’est-à-dire tout ce dont un Etat estime devoir faire bénéficier l’ensemble de sa population : santé, éducation, poste, etc.

Deux autres clauses empruntées à l’AGCS interdiraient le retour dans la sphère publique après une privatisation : le statu quo et l’effet de cliquet. Le statu quo fige le niveau de libéralisation atteint et interdit tout retour à une prestation fournie par les pouvoirs publics. Remunicipaliser la distribution de l’eau deviendrait impossible. L’effet de cliquet impose, lui, que toute modification du statut d’une activité vise « une plus grande conformité avec l’accord, et non l’inverse (8) ». Cette disposition empêcherait les collectivités de créer de nouveaux services publics, par exemple dans l’énergie.

Mais, dans bien des domaines, l’ACS ne se contente pas de copier l’AGCS : il affiche des ambitions encore supérieures. Ainsi, il restait possible de soustraire du traitement national l’ensemble du système éducatif, ou tout ou partie de la santé ou de la culture. Or l’ACS introduirait la règle selon laquelle le principe s’applique automatiquement à tous les services, à moins qu’on ne les ait explicitement exclus et inscrits sur une « liste négative » — susceptible d’être révisée.

Un document confidentiel du 14 avril dernier, diffusé par WikiLeaks le 19 juin, donne l’état de la négociation sur les services financiers, dont ceux fournis par la poste ou les assurances. A la lecture, une conclusion s’impose : la crise de 2008 n’a pas émoussé la volonté de déréglementer encore davantage le secteur. Parmi les obstacles à éliminer : les limitations de la taille des institutions financières, les restrictions apportées aux activités bancaires, l’encadrement des transferts de fonds, les monopoles d’Etat, l’obligation de divulguer des opérations dans les paradis fiscaux ou le contrôle des mouvements transfrontaliers de capitaux spéculatifs...

 

Déréglementer le secteur bancaire

 

L’Internationale des services publics, une fédération syndicale représentée dans cent cinquante-quatre pays, résume ainsi le processus en cours : « L’ACS s’inscrit dans cette nouvelle vague inquiétante d’accords commerciaux et d’investissement reposant sur des pouvoirs juridiquement contraignants qui institutionnalisent les droits des investisseurs et interdisent toute intervention des Etats dans un large éventail de secteurs indirectement liés au commerce (9). »

La Commission européenne considère que l’OMC fournira le cadre institutionnel de l’accord sur les services et permettra de l’étendre au-delà du premier cercle réuni à Genève. L’organisation précise en effet que les accords commerciaux plurilatéraux font partie de ses propres accords « pour les membres qui les ont acceptés et sont contraignants pour ces membres ».

AGCS, Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), Accord commercial anticontrefaçon (ACTA), GMT, ACS... Les uns après les autres, ces projets d’extension du libre-échange s’attellent à démanteler les souverainetés populaires pour mieux proclamer le « droit supérieur » des investisseurs. Rêvée par les sociétés transnationales, cette évolution est mise en œuvre par les gouvernements, qui amputent ainsi eux-mêmes le champ de leurs compétences, et par des institutions supranationales (Union européenne, OMC, Fonds monétaire international) qui échappent à tout contrôle démocratique digne de ce nom.

 

Raoul Marc Jennar - Auteur, avec Laurence Kalafatides, de L’AGCS. Quand les Etats abdiquent face aux multinationales, Raisons d’agir, Paris, 2007.

 

NOTES :

(1) Trade in Services Agreement, http://ec.europa.eu

(2) Lire notre dossier « Les puissants redessinent le monde », Le Monde diplomatique, juin 2014.

(3) « Les déclarations de Doha », OMC, Genève, 2003.

(4) Pour une description détaillée de cet accord : http://www.jennar.fr

(5) Australie, Canada, Chili, Colombie, Corée du Sud, Costa Rica, Etats-Unis, Hongkong, Islande, Israël, Japon, Liechtenstein, Mexique, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pakistan, Panama, Paraguay, Pérou, Suisse, Taïwan, Turquie, ainsi que les vingt-huit pays de l’Union européenne.

(6) Résolution B7-0314/2013 adoptée le 4 juillet 2013 par 526 voix pour et 111 contre. Les députés du Parti socialiste, de l’Union des démocrates et indépendants (UDI) et de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) ont voté pour ; les députés Front de gauche et Europe Ecologie-Les Verts (EELV), contre.

(7) « L’ACS contre les services publics », rapport spécial de l’Internationale des services publics, 28 avril 2014.

(8) Ibid.

(9) Ibid.

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