LA POLITIQUE DE CIVILISATION [5]

Publié le par alain laurent-faucon



C'est déjà le cauchemar ou presque. Désormais tout le monde y va de sa « politique de civilisation » et il faudra bien que quelqu'un nous dise un jour ce qu'il entend par civilisation. Car le concept d'Edgar Morin n'est vraiment qu'un prétexte – et c'est le mot civilisation qui fait mouche, pas les analyses du sociologue et philosophe. Il est vrai que ce mot-fourre-tout sonne bien : ça fait même celui qui pense ... Le supplément d'âme, en somme !

Malheureusement, dès que les bons sentiments arrivent en force dans les discours, les historiens savent que le pire est, le plus souvent, à craindre. Staline n'avait-il pas déjà dit, en son temps, que l'homme était le capital le plus précieux ? Et il ne faut pas être grand clerc pour s'apercevoir combien toutes les mesures actuelles – tests ADN pour les immigrés, rétention de sûreté, etc. - sont autant de signes avant-coureurs de très graves dérives concernant les droits de l'homme et le respect de la dignité humaine.

Alors il est temps, pour le pouvoir en place, de faire diversion en offrant un supplément d'âme purement virtuel - et ce supplément d'âme, qui ne coûte rien mais peut rapporter gros, sera LA politique de civilisation, c'est-à-dire la nécessité de « mettre l'homme au centre des préoccupations ».

Cette diversion est d'autant plus urgente qu'il s'agit de faire oublier l'échec du pouvoir d'achat. Et l'on peut même se demander si le dernier concept en date - la « laïcité positive » - outre le fait que cela permet de séduire les différentes communautés croyantes à la veille des élections municipales, n'est pas lui-aussi une diversion pour faire oublier cet échec. Ces réserves faites, il faut reconnaître qu'en soi le concept de
« laïcité positive » est très intéressant. Dommage qu'il soit ainsi galvaudé.

Le maniement des concepts – ou plutôt : leur instrumentalisation et leur abâtardissement – est l'une des clefs de la communication politique actuelle. Il s'agit désormais d'« injecter de l'humain », d'« injecter du sens »
, et le tour est joué : les médias ont du grain à moudre et le « bon peuple » est grugé. Comme l'a si fortement écrit Céline : « c'est toujours après les tendresses que l'on fait les pires saloperies ». Et il faut toujours se méfier des gens trop polis, trop obséquieux, comme de ceux qui vous la font au grand sentiment.



Remarque : Le prochain article, mais pas tout de suite car j'ai une overdose du mot « civilisation », sera justement tout un topo sur la grammaire des civilisations de Braudel. Remarquez déjà le pluriel. Le thème de « civilisation » est tellement dans l'air du temps (!), qu'il risque bien de faire l'objet de sujets en culture gé, tant à l'écrit qu'à l'oral.






REVUE DE PRESSE





Quelle « politique de civilisation » ?

Sami Naïr professeur de sciences politiques à l’université Paris-VIII.


LIBÉRATION : vendredi 18 janvier 2008

Le président Sarkozy s’approprie maintenant l’idée de « politique de civilisation » ! On ne peut que s’en féliciter. Mais comme il a fait la même chose avec l’idée de « codéveloppement », dont le concept pâlit au fil des expulsions comptabilisées d’immigrés, il est peut-être prudent de rappeler quelques principes de base. Lorsque, avec Edgar Morin, nous avions décidé d’écrire Politique de civilisation (1997), il me souvient que notre question de départ était : « Où va notre monde ? » (Edgar Morin a republié plus tard ses contributions en un petit volume). A la lecture de la première version du livre, on peut voir que la réponse était tributaire d’une analyse du système mondial réellement existant. Depuis cette époque, la situation s’est aggravée : 11 septembre 2001, invasion américaine de l’Irak, terrorisme mondialisé… Poursuite d’une globalisation déréglée, dans un contexte de dégradation écologique planétaire. En France, la privatisation du lien social liée à cette globalisation conduit à une crise sans précédent des statuts sociaux : l’intérêt général est perverti, les services publics sont démantelés, la dynamique destructrice de la guerre, de tous contre tous, placée au cœur du dispositif économique. L’idée, civilisée par excellence, de « biens universels » hors marché, qui recouvre entre autres des domaines aussi sensibles que l’éducation, la santé, le logement, l’information libre, est désormais délégitimée par la contrainte d’airain de la marchandisation. L’Etat n’est plus l’incarnation de la volonté générale tendue vers l’élargissement de la solidarité, il a le visage grimaçant de l’administration qui ne cesse de se lamenter sur son impuissance…

Si la civilisation signifie, dans la plus belle tradition européenne des Lumières, l’instauration d’un monde où prévalent l’égalité des chances et la solidarité humaine, alors il faut constater qu’elle est désormais en crise profonde, dévorée par un capitalisme sans âme. Dans sa récente conférence de presse, le président Sarkozy fustige la déshumanisation des rapports sociaux, l’individualisme carnassier, la perte des sentiments de solidarité collective. Parfait. N’appelle-t-il pas « réforme » le démantèlement de pans entiers de l’État social ? Le cadeau fiscal octroyé en début de législature à certaines catégories parmi les plus aisées de la population participe-t-il de l’action solidaire avec les plus nécessiteux ? Une politique de civilisation digne de ce nom est d’abord une politique de citoyenneté juste. Elle implique de grandes politiques publiques ; un rôle accru de l’État en tant que vecteur du bien-être collectif, une vision du développement social et territorial fondée non sur des discriminations « positives » sectorielles, mais sur des redistributions ciblées des ressources pour restaurer l’égalité des chances et créer les conditions d’une véritable identité commune. En donnant à son gouvernement l’image de la diversité, le président Sarkozy a fait avancer symboliquement, et considérablement, les représentations de nos concitoyens. Il faut lui reconnaître ce mérite. Mais la réalité doit suivre. Que se passe-t-il dans les banlieues stigmatisées, dans les quartiers marginalisés des villes, dans les zones urbaines abandonnées du pays ? Si j’en crois la cacophonie, comique si elle ne concernait pas des problèmes dramatiques, entre la ministre du Logement et sa secrétaire d’État, on est loin d’une idée claire et forte de l’action à entreprendre.

Plus encore : une politique de citoyenneté ne devrait-elle pas aujourd’hui affronter la question du pluralisme confessionnel ? Dans le discours de Latran, le président Sarkozy a l’air de penser que la laïcité à la française constitue désormais un obstacle à ce qu’il nomme, d’un trait trop rapide, le besoin de « transcendance ». On le sait : tant le fond religieux européen, qui refait surface dans le contexte de la construction européenne, que la présence nouvelle de l’Islam font tanguer le modèle laïc. Faut-il pour cela y renoncer ? Et si, au contraire, ce modèle était, plus que jamais, la meilleure manière de répondre aux défis qui se posent à la République ? Où alors va-t-on nous inventer par décret une nouvelle « transcendance » ? Au moins, Monsieur le Président, souffrez que l’on défende, comme partie civile, ce procès instruit par de si hautes instances religieuses depuis toujours et désormais défendu par de brillants avocats… Il suffit de regarder autour de soi pour comprendre qu’il est très dangereux de jouer avec ces choses-là : partout les intégrismes et les confessionnalismes d’exclusion provoquent des désastres. Plus que jamais, l’idée d’un espace public laïc, qui respecte croyants et non-croyants, constitue l’horizon indépassable de la liberté de conscience.

Sur le plan international, la France promeut-elle ses valeurs universelles et plaide-t-elle pour le droit international, la paix et la solidarité lorsqu’elle s’aligne sur une puissance qui n’a pas hésité à mentir, à semer le sang pour assouvir ses intérêts et finalement à nourrir la « guerre des civilisations » que le terrorisme intégriste veut allumer partout ? Contribue-t-on à favoriser la négociation lorsque, après avoir légitimement condamné un président dangereusement provocateur et tout aussi légitimement refusé la course vers le nucléaire militaire, on proclame, précédant même Washington, la « logique de guerre » face à l’Iran ? Que signifie ce mot de « civilisation » devant tant de glissements et d’inversions ? « Politique de civilisation » ? Certes. Mais on se départit difficilement de l’impression que la formule arrive à point nommé pour combler un vide, et peut-être pour divertir en temps d’élections. Espérons que par son action notre président dissipera nos appréhensions.



Quelle politique pour quelle civilisation ? 


Le Figaro – 14/01/2008

La chronique d'Alain-Gérard Slama

Gageons que la référence insistante de Nicolas Sarkozy à la notion de « politique de civilisation » va nourrir des débats de plus en plus vifs dans les médias, qui se sont montrés d'abord perplexes devant le long exorde consacré par le chef de l'État à ce thème, lors de sa conférence de presse du 8 janvier. Déjà, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, vient de présenter, dimanche, son programme de candidat à sa succession en termes d'« enjeu de civilisation ». Voici qu'un mot, largement réprouvé quand il s'agissait de stigmatiser la thèse de Huntington sur Le choc des civilisations, est devenu, par la grâce de la citation présidentielle d'un court texte du sociologue Edgar Morin (1), le concept fondamental qu'une politique lucide se doit de prendre en compte.

L'intuition du chef de l'État a des chances d'être payante. On pouvait craindre qu'un exposé de philosophie politique générale ne parût un simple moyen d'esquiver l'exercice délicat du bilan de six mois d'exercice du pouvoir. Il apparaît que l'effort pour donner un sens à une société en perte de repères, tout ensemble conformiste et relativiste, individualiste et tribale, matérialiste et sécuritaire, réponde à une attente venue de tous les horizons. Il apparaît surtout que le recours à la notion de « civilisation » permette de ratisser large : comme l'identité, le thème peut servir de test projectif, toutes sensibilités confondues, à la plupart des inquiétudes de ce début de siècle.

Le mot « civilisation », dont le contenu est ambivalent, peut en effet désigner aussi bien le projet universaliste des Lumières que l'enracinement historique et géographique dans une culture particulière. Il peut aussi bien caractériser ce qui fait le propre d'une nation, que l'ensemble des valeurs, savoirs et techniques universels, qui, sous des modalités diverses, peuvent être considérés comme le propre de la modernité et susceptibles d'être partagés par l'humanité.

De fait, le diagnostic de crise de civilisation a surgi chaque fois que la modernité a paru en contradiction avec la nation. Dans l'histoire de la République française au XXe siècle, on a assisté ainsi à un mouvement de balancier : tantôt, comme autour de 1900 et de 1930, la nation s'est opposée à la modernité, sous la forme d'un nationalisme conservateur ou ligueur, qui, dressé contre la normalisation de la condition humaine et la tyrannie du matérialisme triomphant, s'est replié sur le culte des appartenances ethniques et religieuses, au détriment de la liberté ; tantôt, la modernité s'est dressée contre la nation, avec le socialisme internationaliste, suivi du communisme et du tiers-mondisme, au risque de sacrifier cette même liberté au Moloch de l'égalité et de la sécurité matérielles. La plupart des intellectuels français, depuis Péguy jusqu'à Valéry, Bergson ou Maritain, pour ne rien dire des romanciers, de Roger Martin du Gard jusqu'à Bernanos, ont cherché les moyens de sortir de ce dilemme par le haut.

Comme ces grands prédécesseurs, Edgar Morin est un républicain attaché au primat de la liberté. Son plaidoyer pour une politique luttant, de façon globale, contre les effets normalisateurs de la modernité, est très conscient de l'ambivalence d'un tel projet. La question est en effet de savoir si le souci, partagé par Nicolas Sarkozy, de dépasser la contradiction entre les aspirations spirituelles et temporelles aboutira à la construction d'un nouvel universalisme, reposant sur les piliers de l'éthique, de la solidarité et de la convivialité, ou si cet effort aboutira à « la pure et simple refermeture sur les nationalismes, ethnies ou religions » (p. 78). Morin note aussi : « Il n'est pas dit qu'une nouvelle crise, ou une crise de type nouveau, ne fasse basculer la France dans une solution nationale autoritaire, en l'absence d'un New Deal de civilisation » (p. 67). Le pire moment de notre histoire est celui où les deux sensibilités antirépublicaines de la vie politique française, réactionnaire et néosocialiste, se sont accordées, à la faveur de la défaite, pour attribuer les échecs de la modernité aux dérives de la démocratie.

Toute la question est de ne pas se tromper sur le contenu de ce New Deal. Ou bien les chantiers qu'il ouvre poursuivront dans le sens du projet d'autonomie et de responsabilité de l'individu qui est la grande ambition, fondamentalement libérale, de la modernité, et l'État sera d'abord ce qu'il doit être : pédagogue, facilitateur et régulateur. « L'idée nouvelle de la politique de civilisation , écrit Morin, est de faire en sorte que la puissance publique crée les structures pour que les bonnes volontés qui ne parviennent pas à s'exprimer, les pulsions créatives solidaires trouvent pleinement leur emploi » (p. 65).

Ou bien la pression de la demande sociale et des médias, appuyée sur l'autorité sans concurrence des experts comme la décision concernant les OGM vient d'en fournir un exemple inclinera la pente de la volonté de changement vers un encadrement de plus en plus contraignant de « nos façons de produire, de travailler, d'apprendre et de vivre », et la régression démocratique à laquelle nous assistons depuis vingt ans poursuivra son cours de façon inexorable.



« Ce qu'est notre politique de civilisation »


Henri Guaino - propos recueillis par Carl Meeus et Patrice de Méritens

Le Figaro - 11 janvier 2008

Le conseiller spécial du président de la République éclaire ce concept, nouvelle clé de voûte du programme présidentiel, inspiré par le sociologue et philosophe Edgar Morin.

Le Figaro Magazine - Quelle était la nécessité pour Nicolas Sarkozy d'appeler en ce début d'année à une « politique de civilisation » ?

Henri Guaino - Celle de tracer une perspective, de fixer un dessein après sept mois d'intenses réformes. Les grandes lignes en ont été tracées lors de la campagne présidentielle, caractérisée par le réveil du débat d'idées, l'affirmation des valeurs, le retour d'une dimension intellectuelle et morale de la politique. L'autorité, la vie, l'identité, l'école participent de cette politique de civilisation au service d'une nouvelle Renaissance. Durant les sept derniers mois, il a fallu prendre tout de suite des décisions, ouvrir des chantiers, mais il était nécessaire au seuil de cette nouvelle année de définir la deuxième phase. L'urgence demeure, il faut répondre à la pression des événements, aux crises, aux drames - à l'impatience aussi -, mais pour changer les choses en profondeur, la politique doit être inventée dans la durée, comme dans l'épaisseur de la société. Prenons l'exemple de l'écologie. Le Grenelle de l'environnement a permis de réunir tout le monde autour d'une table, de lister les problèmes, de confronter les points de vue. Il était urgent de le faire. 2008 verra la mise en oeuvre des résultats de ce dialogue. Ce sera une oeuvre de longue haleine et conduisant à des changements en profondeur dans nos comportements. Traiter l'urgence, et agir en vue du long terme, c'est ainsi que nous devons articuler les deux temporalités de la politique.

Le Figaro Magazine - Evoquant la politique de civilisation, Edgar Morin a expliqué qu'il ne suffisait pas de proclamer des valeurs...

Henri Guaino - Bien sûr ! Il faut aussi agir.

Le Figaro Magazine - Il a dit qu'il fallait changer de voie.

Henri Guaino - Celle qui a été empruntée jusqu'à présent nous a conduits là où nous sommes. Ce n'est d'ailleurs pas propre à la seule société française. On voit bien, de par le monde, le creusement des inégalités, les dangers écologiques, les crispations identitaires, les conflits religieux. Le président de la République ne reprendra sans doute pas à son compte toutes les prescriptions d'Edgar Morin, mais sa façon de poser le problème de la politique est la bonne. C'est bien de cela qu'il s'est agi dans la campagne et ce pour quoi Nicolas Sarkozy a été élu : la nécessité de changements non pas superficiels et éphémères, mais en profondeur et durables. L'école, par exemple, ne se résume pas à une simple question de gestion - décentraliser ou non, améliorer le statut des professeurs ou en diminuer le nombre, etc. La vraie question est de savoir ce que nous voulons transmettre à nos enfants, quel projet éducatif est le nôtre, quel idéal humain nous leur proposons. Si gouvernants et gouvernés n'écrivent pas ensemble cette histoire, comment mobiliser les énergies ? Tout projet collectif implique que les gens s'y reconnaissent, et surtout qu'ils se l'approprient, faute de quoi, l'incompréhension s'installe et, inéluctablement, il est rejeté.

Le Figaro Magazine - Les Français n'attendent-ils pas des mesures concrètes - notamment sur le pouvoir d'achat - plutôt qu'un exposé des valeurs ?

Henri Guaino - L'écologie ou l'urbanisme ne font-ils pas partie de la vie quotidienne des gens, et la violence dans la société, la santé, le service public, l'autorité, ou, comme l'a rappelé le président de la République dans sa conférence de presse de mardi, l'égalité de l'homme et de la femme, la politique d'intégration, le défi de la bioéthique ? Le pouvoir d'achat a dicté des mesures d'urgence comme le paquet fiscal ou le train de mesures prises en fin d'année. Tout cela a insufflé de l'oxygène en vue d'améliorer à court terme la situation. Mais on sait que la dynamique du pouvoir d'achat est déterminée de façon profonde par les ressorts mêmes de la société et de l'économie, et donc par une nouvelle organisation. La dynamique du pouvoir d'achat se joue aussi dans les mécanismes du partage de la richesse produite. Nicolas Sarkozy a proposé une véritable révolution de la participation et de l'intéressement au nom de l'équité entre l'actionnaire et le salarié. C'est de la politique de civilisation et, en même temps, c'est du pouvoir d'achat. Il en va de même pour les 35 heures : réhabiliter le travail en combattant les politiques malthusiennes, c'est de la politique de civilisation, parce que le travail, c'est une valeur. Mais c'est aussi oeuvrer pour le pouvoir d'achat parce que la réduction de la durée du travail a été une cause majeure du freinage des salaires. Dire que Nicolas Sarkozy a laissé tomber la question du pouvoir d'achat est un mensonge. Mais il le prend autrement, plus en profondeur. Max Weber a bien mis au jour les rapports entre les systèmes économiques et les représentations collectives, les croyances, les valeurs, la morale, voire la métaphysique. C'est sur ce terrain que se joue l'essentiel. Il n'y a pas de système économique reposant uniquement sur des choix techniques, ou de gestion. Le but profond a été exprimé mardi par Nicolas Sarkozy : « remettre l'homme au coeur de la politique ». Faire en sorte que de nouveau, dans notre société, partout il y ait de la vie, partout l'intelligence féconde l'avenir. Que le rapport à l'aventure, au risque, à la création, soit de nouveau positif. L'idée était sous-jacente dans le slogan de la campagne présidentielle : « Tout est possible. » C'est d'ailleurs la quintessence même de la mentalité des hommes de la Renaissance. Les traces qui nous restent des grandes périodes du capitalisme, de la prospérité, de l'invention sont à Venise, Florence, Bruges, Amsterdam. Regardez aussi ce qu'a été la France de la révolution industrielle ou celle des 30 glorieuses. La vitalité d'une société est partout. Ou nulle part.

Le Figaro Magazine - Le mot de « Renaissance » employé par le Président a cependant agacé l'opposition, qui y a vu de l'arrogance, ainsi qu'une partie de la majorité qui l'a soupçonné de vouloir faire table rase de ses prédécesseurs...

Henri Guaino - En 1969, Georges Pompidou a dit : « Le monde a besoin d'une nouvelle Renaissance ». Et pourtant, juste avant lui, il y avait eu le général de Gaulle. Si la France se portait bien, nous n'aurions pas eu une telle campagne en 2007, et l'état d'esprit des Français ne serait pas ce qu'il est. D'une manière générale, la France a raté sa modernisation, dans les institutions, l'économique, l'éducation, la recherche. La formule employée par Nicolas Sarkozy correspond donc à un engagement fort. Pour la première fois depuis longtemps, nous voici avec un Président qui fait ce qu'il a dit qu'il ferait. On peut évidemment estimer au gré des sensibilités que cela ne va pas assez vite, ou que c'est trop rapide, ou bien encore mal adapté, reste que, depuis son discours d'investiture du 14 janvier 2007, Nicolas Sarkozy s'est révélé conforme à ce que l'on pouvait percevoir de lui. Il n'y a eu de sa part ni revirement ni reniement.

Le Figaro Magazine - Le candidat Sarkozy disait lors de sa campagne : « Je ne crois pas à la Realpolitik qui fait renoncer à ses valeurs pour gagner des contrats. » Or depuis, il y a eu le voyage en France de Kadhafi...

Henri Guaino - Où l'on n'a renoncé à rien !

Le Figaro Magazine - Certains ont pourtant eu une pénible sensation de Realpolitik.

Henri Guaino - La Realpolitik, c'est le nom du cynisme en politique. Mais la politique doit toujours, comme le disait le général de Gaulle, « partir des réalités ». Face à un milliard et demi de Chinois, vous pourrez toujours juger que la politique intérieure de Pékin ne correspond pas à votre modèle de démocratie, mais accepter de faire de la politique, c'est se confronter à la réalité, et il vous sera difficile de laisser de côté un pan entier de la planète. De quoi s'agit-il, au fond, avec Kadhafi ? D'un dirigeant, d'un Etat qui a clairement renoncé au terrorisme, qui a libéré les infirmières bulgares, qui souhaite reprendre sa place au sein de la communauté des nations. La France choisit de l'accompagner. Le monde entier a intérêt à ce que la Libye se normalise - tout comme pour l'Iran, dans l'avenir. Et la meilleure façon pour la France d'être fidèle à ses valeurs n'est pas de partir en croisade contre la moitié de la terre, mais de travailler pratiquement et concrètement à la paix et à l'équilibre du monde. C'est ce qui s'est passé avec le président libyen, lequel s'est rendu dans la foulée en Espagne, où il a été reçu avec les honneurs par un gouvernement de gauche et où, sans que cela soulève la moindre critique, il a signé un certain nombre de contrats. Le comble serait encore d'être masochiste au point de décréter que tout ce qui vient de Libye serait irrecevable. Le rôle d'un chef d'Etat, en l'occurrence Nicolas Sarkozy, est aussi de défendre les intérêts de son pays, de ses entreprises et de leurs salariés.

Le Figaro Magazine - Certains vous accusent d'être le gourou du Président...

Henri Guaino - Il y a des imbéciles partout.

Le Figaro Magazine - Diriez-vous, comme Dominique de Villepin parlant de Chirac, que vous « gérez le cerveau du Président » ?

Henri Guaino - Jamais je ne pourrai travailler avec quelqu'un ayant besoin que l'on gère son cerveau. J'ai besoin de respecter, d'estimer les gens avec lesquels je collabore. Tel a toujours été le cas. Je n'ai aucune vocation de gourou. Ce serait, au reste, une vision absurde du rôle d'un conseiller. Personne à l'Elysée n'a de puissance particulière, hormis le chef de l'Etat : « Tout découle du président de la République », disait encore de Gaulle, puisqu'il est le seul élu de la nation, et seul à détenir la légitimité de décider.



Sarkozy, la civilisation et la cohérence


par Eric Le Boucher

LE MONDE | Article paru dans l'édition du 20.01.08.

Vous comprenez quelque chose, vous, à Edgar Morin ? Honnêtement. La pensée complexe ? L'auto-éco-organisation ? Le principe dialogique et celui de récursion ? Oui ? Et celui hologrammatique ? Et les six volumes de La Méthode, vous avez lu une seule intro ?

Et puis, il y a "la politique de civilisation". Pour Edgar Morin, la politique de civilisation "vise à remettre l'homme au centre de la politique en tant que fin et moyen et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être". Ouah ! Entre la complexité complexe et le banalissime "bien-vivre", on a dû louper des cours intermédiaires...

Sérieux. Qu'un philosophe décrive aujourd'hui la complexité du monde et se risque à la déchiffrer en faisant appel à une "méthode" complexe est très louable et très nécessaire. Personne ne doute qu'Edgar Morin est un penseur intéressant.

Mais que Nicolas Sarkozy le reçoive et adopte brutalement sa "politique de civilisation" pour nous en bassiner depuis Noël, en France comme à l'étranger, alors là, on reste interloqué. Le dirigeant le plus matérialiste que la France a eu depuis Pépin le Bref, qui nous expose continûment en "une" ses yachts et ses petites pépés, qui aime l'argent et ne s'en cache pas, qui a fait de la croissance sa priorité - ô combien avec raison -, nous évoque maintenant l'amour et Dieu.

On voit le truc. Le président et ses conseillers ont peur que le mitraillage des réformes tous azimuts depuis huit mois donne une impression de désordre et d'absence de priorités. Nicolas Sarkozy, candidat de la rupture libérale il y a un an et demi, devenu ensuite l'apôtre du pouvoir d'achat, puis praticien de l'ouverture à gauche, manque aussi d'un cap compréhensible.

Le truc est donc de dire, comme le président s'y employa au cours de ses voeux du Nouvel An, que le mitraillage correspondait aux "urgences" des nécessaires changements rapides mais que, maintenant, l'action allait s'inscrire dans la durée... Laquelle ? Celle d'une "politique de civilisation". Il n'y a pas que les réformes en zigzag, il y a une vision longue et haute, "une nouvelle Renaissance". Rien que ça. Et, puisqu'on y est, dans l'ambition, allons-y sans mégoter : "Que la France montre la voie." Carrément.

Une civilisation ? Le président a cité l'école, la ville, l'urbanisme, la diversité, la justice, le sens de la responsabilité et le respect de la solidarité. Qui n'est pas d'accord avec ça ? Puis, ensuite, ça devient bizarre : "Moraliser le capitalisme financier" ? Drôle d'attaque. Moraliser le capitalisme, on veut bien, mais pourquoi seulement le financier ? On sent là comme le dada d'un conseiller.

Puis à Rome et en Arabie saoudite, voilà que la civilisation est devenue religieuse. "Dieu n'asservit pas l'homme mais le libère." Sommes-nous tous convoqués à nous agenouiller ? Il est d'accord, Edgar Morin - et nous ? -, pour rompre avec la République laïque ?

Le hic du truc, c'est que Nicolas Sarkozy manquait de cohérence, et voilà qu'il nous propose une métacohérence : tir au-dessus, disent les artilleurs. Au mieux c'est une diversion, au pire c'est une erreur. Nicolas Sarkozy n'a pas à nous préparer une civilisation, il a besoin de faire des réformes fortes et cohérentes. Cela ne demande pas une nouvelle Renaissance mais, humblement, une ligne de stratégie économique, politique, sociale, étrangère, etc.

Depuis le début de l'année, on a vu deux de ses conseillères de talent (Catherine Pégard et Emmanuelle Mignon) prendre la parole pour nous dire que Nicolas Sarkozy n'est pas l'agité qu'il paraît, que derrière son goût pour la provocation et la transgression, il a une cohérence intime, des valeurs. Son intérêt pour la religion participerait de ça, par exemple. Soit. Que le président fasse ce travail psychanalytico-politique de fond sur lui-même, tant mieux. A bientôt 52 ans, il serait bien temps, pourrait-on dire.

Mais le sujet du manque de cohérence est plus simple et plus immédiat. Le président a imposé un moratoire sur les cultures de maïs OGM, décision sans fondement scientifique, purement idéologique et de basse politique avant les municipales. Emmanuelle Mignon, directrice de son cabinet, a dit (sur le site Rue89) que M. Sarkozy représente une droite "jeune, décomplexée", "qui découvre que l'idée de progrès est plus intéressante que celle de conservation". Voilà l'incohérence : comment Nicolas Sarkozy peut-il vouloir remettre la France sur les rails du dynamisme et du risque et Nicolas Bové interdire les OGM ?

On fera le même constat sur le pouvoir d'achat. Pourquoi diable (ô ! pardon) le président s'est-il enferré dans cette impasse de promettre du pouvoir d'achat alors que ce n'est pas le problème de la France et qu'il n'a aucun moyen pour tenir sa promesse, comme il l'a reconnu lors de sa conférence de presse ? Entre la politique économique dite de la demande et celle de l'offre, il est temps pour Nicolas Sarkozy d'établir une cohérence. Et d'écarter des conseillers qui l'égarent dans de nouvelles promesses providentielles.

Eric Le Boucher


 

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