LA LOGIQUE DE LA MODERNITÉ

Publié le par alain laurent-faucon



« Comme elle n’est pas un concept d’analyse, il n’y a pas de lois de la modernité, il n’y a que des traits de la modernité », note Baudrillard. « Il n’y a pas non plus de théorie, mais une logique de la modernité, et une idéologie. Morale canonique du changement, elle s’oppose à la morale canonique de la tradition, mais elle se garde tout autant du changement radical. C’est la « tradition du nouveau » (Harold Rosenberg). » [1]

La modernité reste une notion confuse dans la mesure où elle « n’est ni un concept sociologique, ni un concept politique, ni proprement un concept historique ». D'où cette « ambiguïté spectaculaire » ... Alors, pour tenter de l'approcher – qu'elle se pare d'un « m » majuscule ou non -, peut-être faut-il employer les mêmes procédures épistémologiques que la théologie qui, à défaut de pouvoir dire qui est Dieu, tente de dresser la liste de tout ce qu'il n'est pas. Cette façon de procéder relève de la théologie dite négative (via negativa) ou apophatique, dont Denys le pseudo-Aréopagite - peut-être un moine syriaque, élève de Jamblique et de Proclus - serait le fondateur [2].

C'est ce mode très particulier de questionnement qu'utilise Jean Baudrillard pour essayer de définir la modernité, et je vous demande d'être attentif à ce genre de technique : pour savoir ce que pourrait bien être la modernité, le célèbre et brillant sociologue fait l'inventaire de tout ce qu'elle n'est pas. Il s'agit-là d'un procédé que vous pouvez employer dans une dissertation de culture générale.

Voici l'essentiel de la démonstration de Jean Baudrillard – il s'agit, bien sûr, de très courts extraits de son article paru dans l'Encyclopædia Universalis – extraits que j'ai moi-même sélectionnés selon un choix qui n'engage que ma responsabilité.

« La modernité n’est pas la révolution technologique et scientifique, c’est le jeu et l’implication de celle-ci dans le spectacle de la vie privée et sociale, dans la dimension quotidienne des médias, des gadgets, du bien-être domestique ou de la conquête de l’espace. La science ni la technique elles-mêmes ne sont « modernes » : ce sont les effets de la science et de la technique qui le sont. Et la modernité, tout en se fondant sur l’émergence historique de la science, ne vit qu’au niveau du mythe de la science.

« La modernité n’est pas la rationalité ni l’autonomie de la conscience individuelle, qui pourtant la fonde. C’est, après la phase d’avènement triomphal des libertés et des droits individuels, l’exaltation réactionnelle d’une subjectivité menacée de partout par l’homogénéisation de la vie sociale. C’est le recyclage de cette subjectivité perdue dans un système de « personnalisation », dans les effets de mode et d’aspiration dirigée.

« La modernité n’est pas dialectique de l’histoire: elle est l’événementialité, le jeu permanent de l’actualité, l’universalité du fait divers par le moyen des médias.

« La modernité n’est pas la transmutation de toutes les valeurs, c’est la déstructuration de toutes les valeurs anciennes sans leur dépassement, c’est l’ambiguïté de toutes les valeurs sous le signe d’une combinatoire généralisée. Il n’y a plus ni bien ni mal, mais nous ne sommes pas pour autant « au-delà du bien et du mal » (cf. la critique de la modernité chez Nietzsche).

« La modernité n’est pas la révolution, même si elle s’articule sur des révolutions (industrielle, politique, révolution de l’information, révolution du bien-être, etc). Elle est, comme dit Lefèbvre, « l’ombre de la révolution manquée, sa parodie » (Introduction à la modernité). « À l’intérieur du monde renversé et non remis sur ses pieds, la modernité accomplit les tâches de la révolution : dépassement de l’art, de la morale, des idéologies... », on pourrait ajouter : mobilité, abondance, libérations de toutes sortes. Mais elle les accomplit sur le mode d’une révolution permanente des formes, dans le jeu du changement, finalement dans un cycle où se referme la brèche ouverte dans le monde de la tradition.

En conséquence de quoi, « après avoir été une dynamique du progrès, la modernité devient lentement un activisme du bien-être. Son mythe recouvre l’abstraction grandissante de la vie politique et sociale, sous laquelle elle se réduit peu à peu à n’être qu’une culture de la quotidienneté. »


NOTES :

[1] Jean Baudrillard, « Qu'entend-on par modernité ? », in Encyclopædia Universalis.

[2] Apophatique : « Négatif, qui procède par négation. La théologie apophatique ou « théologie négative » du Pseudo-Denys s'élève par « apophases » ou négations successives jusqu'à l'intuition de Dieu dans l'« inconnaissance », état atteint par l'âme humaine lorsqu'elle a « dépassé » toutes les représentations mentales ou linguistiques de Dieu. » - Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Seuil, 1991, rééd. coll. « Points / Essais », 1996.

REMARQUE :

Par ailleurs, qu'on ne s'étonne pas que je parle des exégètes et théologiens chrétiens – comme il m'arrive de parler de l'herméneutique juive -, quand il s'agit de questionner le sujet, dans la mesure où ce sont les commentateurs des textes sacrés qui, les premiers, ont utilisé et réactualisé les grilles de lecture que proposait la philosophie grecque pour résoudre certains problèmes d'interprétation.

« C'est à présent une vérité d'évidence : la philosophie analytique est née au Moyen Age et chez les théologiens. De fait, ce traitement logico-linguistique des questions, cette manière formelle et critique de penser n'est pas directement issue des textes  "spécialisés" : on ne la trouve pas, du moins originairement, dans la lecture universitaire d'Aristote, mais bien dans la quintessence de la procédure théologique médiévale – les commentaires des Sentences de Pierre Lombard. », écrit Alain de Libera dans Penser au Moyen Âge, op. cit., page 152.

J'aurai également l'occasion de revenir sur ce maître livre d'Alain de Libera, tant il est important pour redécouvrir tout cet « héritage oublié », la transmission de la pensée grecque, par des philosophes « arabes » comme al-Kindi, Farabi, Avicenne, Ghazali, Averroès, et par des « passeurs »  juifs comme l'averroïste Moïse de Narbonne et, bien sûr, l'auteur du Guide des égarés, le rabbi andalou Maïmonide grâce à qui « les Latins ont connu des bribes de la théologie musulmane ». Mais ce grand rabbi « leur a révélé davantage : c'est lui, non Averroès, qui leur a appris à distinguer entre philosophie, foi et théologie ».

 






DOSSIER SCIENCES HUMAINES



Individu et modernité


Rencontre avec Charles Taylor

L'individualisme moderne a été un formidable facteur d'émancipation. Il tend cependant à briser les liens qui unissent le sujet à autrui, sans lesquels on ne peut construire de véritable identité.

Sciences humaines : L'identité moderne se caractérise par ce que vous appelez « l'éthique de l'authenticité » et «l'affirmation de la vie ordinaire ». Quels en sont les enjeux philosophiques et les significations ?

Charles Taylor : Dans l'éthique traditionnelle de l'existence, prônée par Aristote, la vie matérielle a seulement une importance infrastructurelle. Pour lui, une vie qui se consacrerait uniquement aux choses matérielles est une vie d'esclave ou d'animal. Dans Le Politique, Aristote soutient qu'une « vie bonne », proprement humaine, ne se réduit pas à la survie. Elle suppose la perfection morale, la contemplation et la participation du citoyen à la vie de la cité.

Avec le protestantisme apparaît une conception moderne de la vie. Inspirée par la culture chrétienne, elle valorise au contraire la vie ordinaire. Il faut vivre humblement, dans la piété et dans la crainte de Dieu. La vie doit s'accomplir dans le mariage et les devoirs sociaux. Je propose le terme technique de « vie ordinaire » pour désigner les aspects de l'existence humaine qui se rattachent à la production et à la reproduction, c'est-à-dire le travail, la fabrication des biens nécessaires à la vie, notre vie en tant qu'êtres sexuels - y compris le mariage, la famille, la vie sentimentale. A cet égard, la relation hommes/ femmes a une importance capitale. Je crois que l'affirmation de la vie ordinaire est devenue l'une des idées les plus puissantes de la civilisation moderne. La vision « bourgeoise» de la vie, préoccupée du bien-être, tout comme la vision marxiste, qui valorise l'homme producteur, participent de cette valorisation de la vie ordinaire.

Un autre axe de la conception moderne de la vie est lié au thème de l'authenticité: chaque être humain a sa propre façon d'être, recherche une forme de vie qui soit la sienne. Je dois puiser à l'intérieur de moi-même les sources morales de mon existence. Quelque chose dans la nature de mon expérience à moi-même semble rendre presque irrésistible, incontestable, une telle localisation.

SH : La laïcité, la désacralisation, le « désenchantement du monde » a, selon vous, changé le sens que l'individu donne à sa vie.

C.T. : Nos ancêtres pensaient faire partie d'un ordre qui les dépassait. Il s'agissait parfois d'un ordre cosmique, d'une « grande chaîne des êtres » qui assignait à chacun une place dans la société. L'ordre divin assignait et justifiait aussi la place de chacun dans la société : son rôle, son statut, et le sens qu'il doit donner à sa vie (la recherche du salut dans l'au-delà, par exemple). La liberté moderne a fini par discréditer ces hiérarchies. Ce qui m'intéresse, c'est d'examiner les conséquences que la désacralisation a entraîné pour la vie humaine et pour son sens. L'individu contemporain s'est coupé des vastes horizons sociaux et cosmiques qui régentaient son existence. Pour l'éthique guerrière du cavalier ou l'éthique contemplative platonicienne, la vie ordinaire est vile et méprisable. L'affirmation de la vie ordinaire a impliqué, pour certains, la perte de toute dimension supérieure dans l'existence, la valorisation des « petits et vulgaires plaisirs », comme le disait Tocqueville.

SH : Mais vous ne partagez pas le point de vue de ceux qui voient dans l'affirmation du sujet moderne un repli vers le narcissisme, l'égocentrisme ?

C.T. : L'existence humaine n'a effectivement pas de sens hors de son caractère dialogique fondamental, c'est-à-dire hors du lien qui unit le sujet à autrui. Nous devenons des agents humains à part entière, capables de nous comprendre, et donc de définir une identité, par l'intermédiaire d'une relation à autrui. En effet, nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, parfois par identité, avec « les autres qui comptent ». Et même quand nous survivons à certains d'entre eux - nos parents, par exemple -, la conversation que nous entretenons avec eux se poursuit en nous, bien après leur disparition, aussi longtemps que nous vivons. Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un élément de mon identité intérieure. De ce point de vue, les discours à la mode, qui prônent l'authenticité et l'épanouissement de soi indépendamment de nos liens aux autres, sont improductifs et détruisent les conditions mêmes de l'authenticité.

SH : Vous menez donc une double critique : contre le relativisme postmoderne qui nie l'existence de valeurs supérieures, et contre les théories plus conservatrices d'auteurs qui remettent en cause toute forme de culture de l'authenticité.

C.T. : L'idéal de l'authenticité affirme que l'existence humaine ne trouve son sens que dans l'affirmation de soi, de sa nature propre, de son autonomie. Certains aspects de cette philosophie de l'existence contribuent à sa propre dégradation. Je viens d'évoquer un premier dérapage de la culture populaire actuelle vers les modalités égocentriques de l'idéal de l'épanouissement de soi. Une seconde dérive est celle du nihilisme, qui sévit depuis un siècle et demi. Sa figure principale est Nietzsche. Plusieurs traits de ce nihilisme ont trouvé leur expression dans diverses tendances de la modernité, qui a resurgi chez les philosophes qu'on qualifie souvent aujourd'hui de « post-modernes », comme Jacques Derrida ou Michel Foucault.

Or, la recherche de la liberté et de l'authenticité ne vont pas ensemble. Pour beaucoup de jeunes, cette philosophie de la vie propose un scénario captivant dans lequel on peut essayer d'écrire sa vie. Il y a un certain penchant vers la rupture, contre la famille, le système, le capitalisme... « J'ai raison, puisque je m'évade. » C'est de là que naissent beaucoup de ces illusions autour de l'authenticité. C'est un discours très séducteur qui touche beaucoup de gens. Ce n'est rien d'autre qu'une recherche de loisirs, une aspiration que l'on a lorsqu'on est étudiant, placé entre l'enfance et la « vraie vie » d'autre part ; d'où l'extraordinaire popularité de ces auteurs.

Dans un monde aplati, dont les horizons de signification reculent, l'idéal de liberté autodéterminée en vient à exercer une attraction de plus en plus forte.

De l'autre côté, d'autres penseurs adoptent un ton méprisant à l'égard de la culture qu'ils décrivent. Par exemple, Alan Bloom ne semble pas reconnaître l'idéal moderne d'authenticité, si dégradée et si travestie qu'en soit l'expression. La critique de Bloom néglige la force morale de l'idéal de l'authenticité. Contrairement aux détracteurs de la culture contemporaine, je pense qu'on devrait réellement considérer l'authenticité comme un véritable idéal moral.

SH : Dans Le Malaise de la modernité , vous observez la face sombre de la modernité : perte de sens, éclipse des fins, et perte de la liberté. Vous associez cela à trois causes : l'individualisme comme repli sur soi ; le progrès de la raison instrumentale, de la technique comme primauté des moyens sur les fins humaines ; la crise de la citoyenneté et de la participation politique. Comment articulez-vous ces malaises de la modernité ?

C.T. : Je crois que ces causes ont des sources différentes mais qu'elles se combinent de façon dangereuse. Commençons par la troisième : dans toutes les démocraties, des gens disent que la politique ne mène à rien, que la démocratie n'est pas véritable. Quiconque dit qu'il n'est plus intéressé par la politique parce que les politiciens sont tous des corrompus, n'exprime pas seulement un dégoût personnel, mais aussi un acte de délégitimation de l'Etat. Par exemple, l'importance extraordinaire que prend dans notre civilisation la raison instrumentale - technologie, gestion, recherche de l'efficacité - veut dire que beaucoup de problèmes sont conçus nécessairement comme des problèmes techniques, avec des solutions trouvées par des experts ou par des systèmes dont on va garantir qu'ils vont donner les meilleurs rendements, comme le marché. Et on ne semble plus trouver le moyen d'en sortir. Et cela crée le cynisme et le sentiment d'impuissance. Tel est le défi contemporain : comment réimprimer des buts humains sur ces mécanismes qui gèrent notre vie.

SH : Vous accordez une grande place dans votre oeuvre aux questions identitaires et à ce que vous appelez la « reconnaissance » qui doit prendre le pas sur les questions économiques et techniques. En quoi la politique de la reconnaissance et le multicultura- lisme sont-ils des exigences de la politique moderne ?

C.T. : Les questions identitaires vont surgir autant, sinon plus, que les questions socio-économiques. Les deux dimensions sont inévitables dans une démocratie. Déjà, au xixe siècle, il en a un peu été de même : le mouvement ouvrier n'était pas seulement un mouvement visant certains buts concrets, il exprimait aussi un besoin de reconnaissance, d'être inclus dans la démocratie qu'il pouvait infléchir. Le développement d'un idéal d'identité engendré intérieurement donne une importance nouvelle à la reconnaissance. Celle-ci est aujourd'hui universellement reconnue sous une forme ou sous une autre, sur le plan personnel ou sur le plan social. A ce niveau, la conception selon laquelle les identités sont formées en dialogue ouvert rend la politique de reconnaissance égalitaire plus fondamentale et davantage chargée de tensions. La reconnaissance égalitaire n'est pas simplement le mode approprié pour une société démocratique en bonne santé. Son refus peut infliger un dommage à ceux à qui on la refuse. Non seulement le féminisme contemporain, mais aussi les discussions sur le multiculturalisme sont sous-tendus par l'idée que le déni de reconnaissance peut être une forme d'oppression.

SH : En quoi l'enjeu pratique du multiculturalisme au Canada et du Québec peut-il nous éclairer sur cette question du multiculturalisme et de la communication interculturelle ?

C.T. : On a eu à en débattre depuis très longtemps au Canada et au Québec. On en est donc venu, peut-être plus rapidement que d'autres, à reconnaître cette dimension et à prendre certaines mesures. Dans certaines sociétés, on a le sentiment que les définitions publiques de ce sur quoi la société est fondée sont déjà closes. Aux Etats-Unis comme au Canada, les vagues successives d'immigrants ont effectivement changé la culture de référence de façon profonde. L'existence du Canada est menacée par un problème qui, jusqu'à un certain point, affecte toutes les collectivités. Nous devons essayer de permettre à divers groupes nationaux de coexister librement et volontairement à l'intérieur des frontières politiques existantes. Les empires multinationaux d'autrefois doivent être remplacés par les Etats démocratiques et multinationaux de demain. Toute nation qui se reconnaît comme telle, c'est-à-dire qui possède un sens poussé de son identité et qui désire diriger ses propres affaires, n'acceptera d'adhérer volontairement à un Etat multinational qu'à condition d'être reconnue par cet Etat d'une manière non équivoque. Or, la reconnaissance du Québec, nation minoritaire la plus visible du Canada, a jusqu'ici été des plus pénibles à obtenir. Certes, sur certains plans, nous avons enregistré des progrès spectaculaires.

SH : N'opposeriez-vous pas au modèle de la politique de la reconnaissance un contre-modèle français qui, au nom du républicanisme, continue d'opposer dans les discours reconnaissance et intégration ?

C.T. : Je crois qu'il s'agit là d'une crispation inutile et très dangereuse à la longue. Mais je visite la France régulièrement et je constate cependant que les choses changent. Certains intellectuels commencent à contester ces vues. Mais comme vous le devinez, je n'ai aucune sympathie pour ceux qui tiennent ce discours rigide sur la République, comme si celle-ci était primordialement fondée sur un certain nombre de principes indépassables.

SH : Si vous vous inquiétez du poids de la « raison instrumentale », de la technologie dans nos sociétés, vous contestez cependant l'image de la « cage de fer », d'une humanité enfermée par la technologie ou la raison économique.

C.T. : S'il est vrai que la société technologique nous enfermait dans une cage de fer, toute mon entreprise se réduirait à un aimable bavardage. Je crois qu'il y a une sorte de vérité dans cette image de la cage de fer, mais je crois que la vision de la société technologique comme une sorte de fatalité ne tient pas : elle oublie l'essentiel. Sans chercher à l'exagérer, je crois que notre marge de liberté existe, elle n'est pas nulle. Cela implique que comprendre les sources morales de notre civilisation peut contribuer à une nouvelle prise de conscience collective. J'ai analysé certaines des sources qui expliquent la force d'un idéal de liberté autodéterminée dans notre culture. Nous sommes libres quand nous pouvons redéfinir les conditions de notre propre existence, quand nous pouvons maîtriser ce qui nous domine. Nous pouvons comprendre ce qu'impliquerait une réflexion de ce genre en examinant l'exemple important des soins médicaux. La mise en oeuvre abusive de la raison instrumentale, comme ces pratiques médicales qui oublient que le patient est une personne, ne tient aucun compte, dans l'administration des soins, de son histoire, et donc de ses motifs d'espérer ou de désespérer, néglige le rapport essentiel entre le pourvoyeur de soins et le patient qui les reçoit, etc. Si nous parvenions d'abord à comprendre pourquoi la technologie est importante, alors nous saurions lui assigner des limites et l'encadrer dans une éthique de soins. Dans ce contexte, il importe de comprendre nos sources morales. C'est pourquoi un travail de ressourcement vaut d'être tenté. Mais il est également vrai que ce combat d'idées est inextricablement lié à des luttes politiques concernant les modes d'organisation sociale. En d'autres termes, la seule force qui peut faire reculer l'hégémonie galopante de la raison instrumentale est un vaste mouvement démocratique. Le danger ne réside pas tant dans un contrôle despotique que dans la fragmentation, c'est- à-dire dans l'inaptitude de plus en plus grande des gens à former un projet commun et à le mettre à exécution. Une société fragmentée est celle dont les membres éprouvent de plus en plus de mal à s'identifier à leur collectivité politique en tant que communauté. Des obstacles qui paraissent incontournables à un moment donné peuvent, par une lente éducation publique, devenir surmontables.

Actuellement, il y a une certaine perte de moral, voire de désespoir chez certains mouvements de gauche, parce que la marche vers la mondialisation, la pénétration des marchés partout au niveau supranational, semble avoir rendu caduques toutes les mesures qui avaient été prises dans le passé.

Les mouvements de gauche sont divisés entre ceux qui veulent revenir aux bonnes vieilles mesures d'antan, et qui n'ont pas de réel programme de rechange à proposer, et ceux qui prônent une reconstitution de mouvements de solidarité nécessairement plus larges, supranationaux. S'il n'y a pas eu préalablement une implication de la société civile dans des associations, dans les ONG, qui suscitent l'intérêt médiatique qui lui-même a un effet à rebours, les initiatives politiques ne sont pas possibles. A cet égard, l'arrestation de Pinochet représente un progrès possible de l'humanité.

Propos Recueillis Par SERGE LELLOUCHE


REMARQUE :

Professeur à l'université McGill, à Montréal, où il naît en 1931, Charles Taylor est à la fois anglophone et francophone ; marque originelle qui ne sera pas sans orienter de façon décisive le contenu théorique de son oeuvre, ainsi que ses engagements politiques pour la reconnaissance de la nation québécoise par l'ensemble canadien. L'influence de sa pensée dans le monde entier est considérable. La récente traduction française de son livre Les Sources du moi et le grand colloque qui lui a été consacré quelques mois plus tôt à Cerisy-la-Salle (Manche), témoignent de l'écho grandissant qu'il rencontre sur la scène française, dans un contexte intellectuel et théorique hexagonal longtemps imperméable à la philosophie morale anglo-saxonne.

 




Vivre dans la « modernité liquide »


Entretien avec le sociologue Zygmunt Bauman


Question : Pourquoi la « liquidité » vous semble-t-elle une bonne métaphore de la société actuelle ?

Zygmunt Bauman : Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu'ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister... Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la « modernité liquide ».

D'où la métaphore. Les liens humains sont véritablement fragiles et, dans une situation de changement constant, on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils demeurent indemnes. Se projeter à long terme est un exercice difficile et peut de surcroît s'avérer périlleux, dès lors que l'on craint que les engagements à long terme ne restreignent sa liberté future de choix. D'où la tendance à se préserver des portes de sortie, à veiller à ce que toutes les attaches que l'on noue soient aisées à dénouer, à ce que tous les engagements soient temporaires, valables seulement « jusqu'à nouvel ordre ».

La tendance à substituer la notion de « réseau » à celle de « structure » dans les descriptions des interactions humaines contemporaines traduit parfaitement ce nouvel air du temps. Contrairement aux « structures » de naguère, dont la raison d'être était d'attacher par des n?uds difficiles à dénouer, les réseaux servent autant à déconnecter qu'à connecter...

Question : Vous avez consacré un livre aux relations amoureuses d'aujourd'hui. Est-ce un domaine privilégié pour analyser les sociétés d'aujourd'hui ?

Zygmunt Bauman : Les relations amoureuses sont effectivement un domaine de l'expérience humaine où la « liquidité » de la vie s'exprime dans toute sa gravité et est vécue de la manière la plus poignante, voire la plus douloureuse. C'est le lieu où les ambivalences les plus obstinées, porteuses des plus grands enjeux de la vie contemporaine, peuvent être observées de près.

D'un côté, dans un monde instable plein de surprises désagréables, chacun a plus que jamais besoin d'un partenaire loyal et dévoué. D'un autre côté, cependant, chacun est effrayé à l'idée de s'engager (sans parler de s'engager de manière inconditionnelle) à une loyauté et à une dévotion de ce type. Et si à la lumière de nouvelles opportunités, le partenaire actuel cessait d'être un actif, pour devenir un passif ? Et si le partenaire était le(la) premier(ère) à décider qu'il ou elle en a assez, de sorte que ma dévotion finisse à la poubelle ? Tout cela nous conduit à tenter d'accomplir l'impossible : avoir une relation sûre tout en demeurant libre de la briser à tout instant... Mieux encore : vivre un amour vrai, profond, durable ? mais révocable à la demande... J'ai le sentiment que beaucoup de tragédies personnelles dérivent de cette contradiction insoluble.

Il y a seulement dix ans en arrière, la durée moyenne d'un mariage (sa « période critique ») était de sept ans. Elle n'était plus que de dix-huit mois il y a deux ans de cela. Au moment même où nous parlons, tous les tabloïds britanniques nous informent que « Renée Zellweger, qui a interprété le rôle de Brit, l'amoureuse transie du Journal de Bridget Jones et la pop'star Kenny Chesney s'apprêtent à annuler leur mariage, vieux de quatre mois ».

L'amour figure au premier chef des dommages collatéraux de la modernité liquide. Et la majorité d'entre nous qui en avons besoin et courons après, figurons aussi parmi les dégâts...

Question : Vous considérez la « moralité » comme une réponse à la fragmentation de la société, à la précarité des engagements. Pourquoi cela ?

Zygmunt Bauman : Comme j'ai tenté de l'expliquer, la contradiction à laquelle nous sommes confrontés est réelle ? et aucune solution évidente, ne parlons même pas de « solution clé en main », n'est disponible en magasin. Vouloir sauver l'amour du tourbillon de la « vie liquide » est nécessairement coûteux. La moralité, comme l'amour, est coûteuse ? ce n'est pas une recette pour une vie facile et sans souci, comme peuvent le promettre les publicités pour les biens de consommation. La moralité signifie « être pour l'autre ». Elle ne récompense pas l'amour-propre (Z.B. emploie l'expression française). La satisfaction qu'elle confère à l'amant découle du bien-être et du bonheur de l'être aimé. Or, contrairement à ce que les publicités peuvent suggérer, faire don de soi-même à un autre être humain procure un bonheur réel et durable. On ne peut pas refuser le sacrifice de soi et s'attendre dans le même temps à vivre l'« amour vrai » dont nous rêvons tous. On peut faire l'un ou l'autre, mais difficilement les deux en même temps... Tzvetan Todorov a justement pointé le fait que, contrairement à ce qu'entretient la croyance populaire (croyance responsable de nombreux désastres dans les sociétés modernes et dans la vie de leurs membres), la valeur véritable, celle qui devrait être recherchée et pratiquée, c'est la bonté et non le « bien ». De nombreux crimes répugnants, collectifs aussi bien qu'individuels, ont été perpétrés, au cours du siècle dernier (et encore aujourd'hui), au nom du bien. Le bien renvoie à une valeur absolue : si je sais ce que c'est, je suis autorisé à justifier n'importe quelle atrocité en son nom. La bonté signifie au contraire écouter l'autre, elle implique un dialogue, une sensibilité aux raisons qu'il ou elle peut invoquer. Le bien évoque l'assurance et la suffisance, la bonté plutôt le doute et l'incertitude ? mais Odo Marquard, sage philosophe allemand, nous rappelle que lorsque les gens disent qu'ils savent ce qu'est le bien, vous pouvez être sûr qu'ils vont se battre au lieu de se parler...

Question : Vous opposez la « liquidité » du monde d'aujourd'hui à la « solidité » des institutions du monde industriel d'hier (de l'usine à la famille). Ne surévaluez-vous pas la puissance de ces institutions, leur capacité de contrôle sur les individus ?

Zygmunt Bauman : Le terme « solidité » ne renvoie pas simplement au pouvoir. Des institutions « solides » ? au sens de durables et prévisibles ? contraignent autant qu'elles rendent possible l'action des acteurs. Jean-Paul Sartre, dans un mot fameux, a insisté sur le fait qu'il n'est pas suffisant d'être « né » bourgeois pour « être » un bourgeois : il est nécessaire de « vivre sa vie entière comme un bourgeois »...

Du temps de J.-P. Sartre, cependant, lorsque des institutions durables encadraient les processus sociaux, profilaient les routines quotidiennes et conféraient des significations aux actions humaines et à leurs conséquences, ce que l'on devait faire afin de « vivre sa vie comme un bourgeois » était clair, pour le présent autant que pour un futur indéfini. On pouvait suivre la route choisie en étant peu exposé au risque de prendre un virage qui serait rétrospectivement jugé erroné. On pouvait alors composer ce que J.-P. Sartre appelait « le projet de la vie » ? et l'on pouvait espérer de la voir se dérouler jusqu'à son terme. Mais qui pourrait rassembler assez de courage pour concevoir un projet « d'une vie entière », alors que les conditions dans lesquelles chacun doit accomplir ses tâches quotidiennes, que la définition même des tâches, des habitudes, des styles de vie, que la distinction entre le « comme il faut » et le « il ne faut pas », tout cela ne cesse de changer de manière imprévisible et beaucoup trop rapidement pour se « solidifier » dans des institutions ou se cristalliser dans des routines ?

Question : Peut-on simplement penser les sociétés actuelles comme composées d'individus livrés à eux-mêmes ?

Zygmunt Bauman : Notre « société individualisée » est une sorte de pièce dans laquelle les humains jouent le rôle d'individus : c'est-à-dire des acteurs qui doivent choisir de manière autonome. Mais faire figure d'Homo eligens (d'« acteur qui choisit ») n'est pas l'objet d'un choix. Dans La Vie de Brian, le film des Monty Python, Brian (le héros) est furieux d'avoir été proclamé Messie et d'être suivi partout par une horde de disciples. Il tente désespérément de convaincre ses poursuivants d'arrêter de se comporter comme un troupeau de moutons et de se disperser. Le voilà qui leur crie « Vous êtes tous des individus ! »« Nous sommes tous des individus ! », répond à l'unisson le ch?ur des dévots. Seule une petite voix solitaire objecte : « Pas moi... » Brian tente une autre stratégie : « Vous devez être différents ! », crie-t-il. « Oui, nous sommes tous différents », acquiesce le ch?ur avec transport. A nouveau, une seule voix solitaire objecte : « Pas moi... » En entendant cela, la foule en colère regarde autour d'elle, avide de lyncher le dissident, pour peu qu'elle parvienne à l'identifier dans une masse d'individus identiques...

Nous sommes tous des « individus de droit » appelés (comme l'a observé Ulrich Beck) à chercher des solutions individuelles à des problèmes engendrés socialement. Comme par exemple acheter le bon cosmétique pour protéger son corps de l'air pollué, ou bien « apprendre à se vendre » pour survivre sur un marché du travail flexible. Le fait que l'on obtienne de nous que nous recherchions de telles solutions ne signifie pas que nous soyons capables de les trouver. La majorité d'entre nous ne dispose pas, la plupart du temps, des ressources requises pour devenir et demeurer des « individus de facto ». En outre, il n'est absolument pas sûr que des solutions individuelles à des problèmes socialement construits existent réellement. Comme Cornelius Castoriadis et Pierre Bourdieu l'ont répété infatigablement, s'il y a une chance de résoudre des problèmes engendrés socialement, la solution ne peut être que collective.

Question : La notion d'hybridité culturelle revient pour vous à des identités « liquides », « flexibles », aux composantes interchangeables. L'hybridité ne peut-elle pas donner lieu à des identités durables ?

Zygmunt Bauman : Pierre Bourdieu a montré il y a quelques décennies que plus une catégorie sociale était située en haut de la « hiérarchie culturelle » (les privilèges sociaux étaient alors toujours défendus en termes de « supériorité culturelle », la culture des « classes supérieures » étant définie comme la « culture supérieure »), plus son goût artistique et son style de vie était confinés de manière stricte et précise. Ce n'est plus le cas le aujourd'hui (si vous en doutez, consultez l'étude stimulante d'Yves Michaud, L'Art à l'état gazeux). Les « élites » s'enorgueillissent d'être des omnivores culturels : elles font ce qu'elles peuvent (et ce qui est couramment requis) pour apprécier toute la production disponible, et pour se sentir aussi à leur aise dans la culture d'élite que dans la culture populaire. Se sentir partout chez soi signifie cependant n'être jamais chez soi nulle part. Ce type de « chez soi » ressemble à s'y méprendre à un no man's land. Ce sont comme des chambres d'hôtel. Si la sorte de culture que l'on pratique est un instrument de distinction sociale, alors posséder et conserver un goût fluide ou flexible, éviter tout engagement et être prêt à accepter, promptement et rapidement, toute la production culturelle disponible, maintenant ou dans un futur inconnu, est devenu à notre époque LE signe de distinction. C'est aussi un dispositif de séparation, consistant à se maintenir à distance des groupes ou des classes qui sont englués dans un syndrome culturel résistant au changement. Il découle de toutes mes investigations que la séparation sociale, la liberté de mouvement, le non-engagement sont les premiers enjeux d'un jeu culturel qui s'avère d'une importance cruciale pour les élites « globales » contemporaines. Ces élites (aussi bien intellectuelles que culturelles) sont mobiles et extraterritoriales, contrairement à la majorité de ceux qui demeurent « attachés au sol ». « L'hybridité culturelle » est, peut-on avancer, une glose théorique sur cette distinction. Elle ne semble, de ce fait, en aucun cas une étape sur la route de l'« unité culturelle » de l'humanité.

Question : La notion de paysage (scape) ou de « couloirs culturels transnationaux » évoque cependant un autre type d'hybridité, celle naissant d'une interaction entre différentes parties du monde et permettant à des populations, des migrants par exemple, de s'inscrire durablement dans un espace culturel composite...

Zygmunt Bauman : La mondialisation ne se déroule pas dans le « cyberespace », ce lointain « ailleurs », mais ici, autour de vous, dans les rues où vous marchez et à l'intérieur de chez vous... Les villes d'aujourd'hui sont comme des décharges où les sédiments des processus de mondialisation se déposent. Mais ce sont aussi des écoles ouvertes 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 où l'on apprend à vivre avec la diversité humaine et où peut-être on y prend plaisir et on cesse de voir la différence comme une menace. Il revient aux habitants des villes d'apprendre à vivre au milieu de la différence et d'affronter autant les menaces que les chances qu'elle représente. Le « paysage coloré des villes » suscite simultanément des sentiments de « mixophilie » et de « mixophobie ». Interagir quotidiennement avec un voisin d'une « couleur culturelle » différente peut cependant permettre d'apprivoiser et domestiquer une réalité qui peut sembler effrayante lorsqu'on l'appréhende comme un « clash de civilisation »...


Propos Recueillis Par Xavier De La Vega


NOTES :


[1] Z. Bauman, L'Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/ Chambon, 2004.

[2] Y. Michaud, L'Art à l'état gazeux. Essai sur le triomphe de l'esthétique, Stock, 2003.


REMARQUE :


Professeur honoraire de sociologie de l'université de Leeds, Royaume-Uni,
Zygmunt Bauman est l'un des sociologues actuels les plus influents. Né en 1925, juif polonais d'origine modeste, il échappe aux camps de concentration en fuyant en URSS, lors de l'offensive allemande de 1939. Professeur à l'université de Varsovie, il y acquiert une réputation internationale. Une purge antisémite le contraint à abandonner sa chaire et à quitter la Pologne, en 1968. Dans Modernité et Holocauste (paru en 1986 – traduction française, La Fabrique, 2002), Zygmunt Bauman analyse les camps de concentration comme une forme d'accomplissement de la société moderne, de sa bureaucratie et de ses technologies.




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