UNE MODERNITÉ ? DES MODERNITÉS !
Fille de la Renaissance, de la théologie chrétienne, des discours utopiques, des Lumières, de 1789 et de la première révolution industrielle, de la Raison et du Progrès, de la sortie de la religion et de la sécularisation, la modernité ne se déclinerait-elle pas, du fait de cette foisonnante filiation, au pluriel – surtout si l'on veut un tant soit peu comprendre cette nouvelle approche de l'homme, de la société, de la nature, et du monde.
Car il s'agit vraiment de l'émergence d'un nouveau paradigme qui bouscule tout sur son passage, recyclant le religieux et les vieilles idées, se jouant des paradoxes et des hypothèses – d'où cette profusion d'approches parfois contraires ou contradictoires, mais qu'il convient de tenir ensemble si l'on veut décrypter cette modernité dont la principale caractéristique est ce côté mouvant, fluctuant, en devenir permanent. La modernité c'est d'abord un processus et c'est en cela qu'elle est fracture avec ce monde d'avant qu'a si bien analysé Paul Hazard dans son maître livre, La crise de la conscience européenne :
« Quel contraste ! quel brusque passage ! La hiérarchie, la discipline, l'ordre que l'autorité se charge d'assurer, les dogmes qui règlent fermement la vie : voilà ce qu'aimaient les hommes du dix-septième siècle. Les contraintes, l'autorité, les dogmes, voilà ce que détestent les hommes du dix-huitième siècle, leurs successeurs immédiats. Les premiers sont chrétiens, et les autres antichrétiens ; les premiers croient au droit divin, et les autres au droit naturel ; les premiers vivent à l'aise dans une société qui se divise en classes inégales, les seconds ne rêvent qu'égalité. [...] »
« La majorité des Français pensait comme Bossuet ; tout d'un coup, les Français pensent comme Voltaire : c'est une révolution. »
Et plus loin, cette autre remarque essentielle : « A une civilisation fondée sur l'idée de devoir, les devoirs envers Dieu, les devoirs envers le prince, les nouveaux philosophes ont essayé de substituer une civilisation fondée sur l'idée de droit : les droits de la conscience individuelle, les droits de la critique, les droits de la raison, les droits de l'homme et du citoyen. »
En fait, il n'y a pas une mais des modernités selon le point de vue que l'on prend, car il est impossible de tout saisir en même temps et, sur ce point comme sur tant d'autres, les pertinentes analyses du sociologue Edgar Morin concernant la complexité des phénomènes présentent d'indéniables qualités heuristiques. Les mots importent, en effet, et tous montrent leurs limites. Comprendre, saisir, définir, appréhender : il y a, dans ces verbes d'action, une tentative réductionniste dans la mesure où tout ce qui n'est pas dans la prise, l'appréhension, la définition, sort du champ de l'investigation ... et disparaît, par là même, de ce vaste champ de possibles qu'offre cette modernité en perpétuel devenir.
Faisant appel à l'herméneutique juive, celle de l'interprétation midrachique et kabbalistique, Marc-Alain Ouaknin ouvre d'intéressantes perspectives pour tenter d'expliquer - dans expliquer il y a la notion de déplier - les raisons d'être de ces inévitables et sempiternelles querelles concernant la définition de cette modernité insaisissable et toujours en marche. Dans la modernité, tout est flux. Et l'esprit humain a tendance à vouloir tout figer, tout arrêter, au moyen de concepts et de définitions notamment. Mais qu'en est-il vraiment et, c'est là, qu'intervient la démonstration de Ouaknin. Ecoutons-le :
En construction !!! Pardonnez-moi cette longue mise en place ...
DOSSIER SCIENCES HUMAINES
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Sommes-nous entrés dans une nouvelle modernité ?
Par XAVIER MOLÉNAT
Nombreuses ont été les tentatives de cerner la spécificité des sociétés occidentales avancées. La théorie de la seconde modernité, qui analyse ces dernières au prisme du « risque » et de la « réflexivité », est parmi celle qui a connu le plus grand succès.
« Postmodernité », « surmodernité », « hypermodernité », « seconde modernité », modernité « avancée », « réflexive », « tardive »... Tous ces termes, qui dessinent un espace de débats autour de la nature des sociétés dans lesquelles nous vivons et des individus qui la composent, rebutent souvent le profane. Ils évoquent généralement à ses oreilles des travaux très abstraits, des « élucubrations » difficiles d'accès et dont il peine à percevoir l'intérêt, n'ayant pas senti, dans sa vie quotidienne, souffler le vent d'une quelconque « mutation sociétale ». Et puis, après tout, modernité, postmodernité ou modernité tardive, qu'est-ce que cela change ? Tout cela ne se résume-t-il pas à une querelle sémantique quelque peu stérile ? Soyons sincères, le profane n'a pas entièrement tort : les débats entre les tenants de ces diverses théories se situent souvent à un très haut niveau de généralités, et certains auteurs tels qu'Anthony Giddens sont passés maîtres dans l'art de l'abstraction et développent un style conceptuel extrêmement ardu [1].
Mais au-delà de ces difficultés, le débat est loin d'être vain. L'ensemble de ces travaux prolonge en un sens la démarche des sociologues classiques qui, confrontés à l'avènement des sociétés modernes au XIXe siècle, avaient tenté d'en identifier la logique dominante. Ainsi, si l'on suit A. Giddens [2], Max Weber avait vu dans la bureaucratisation le phénomène constitutif de la modernité ; pour Karl Marx, c'était le capitalisme ; et pour Emile Durkheim, l'industrialisme. De même, ici, il s'agit de rendre compte des bouleversements qu'ont connus nos sociétés au cours des trente ou quarante dernières années (puisque c'est généralement à cette échelle que se situent ces analyses), d'en donner les grandes caractéristiques, mais aussi de dessiner les conséquences de ces changements sur l'individu, ses manières d'agir, de penser, ses croyances...
Une société du risque ?
On le voit, la tentative est ambitieuse, risquée, mais elle est aussi nécessaire. Car derrière la question de savoir dans quelle société nous vivons, se pose aussi la question de notre capacité à la connaître : disposons-nous des bons « outils » intellectuels pour comprendre le monde qui nous entoure ? Ne faut-il pas renouveler le langage philosophique ou sociologique que nous utilisons pour l'analyser ? C'est en tout cas ce que semblent suggérer les recherches rassemblées sous le paradigme de « l'individu hypermoderne » (lire l'article de Nicole Aubert) mais également, par d'autres voies, les travaux de Jean-Claude Kaufmann autour de « l'invention de soi ». Depuis une quinzaine d'années, plusieurs auteurs ont tenté de théoriser les spécificités de nos sociétés contemporaines.
Parmi toutes ces tentatives, celles d'Ulrich Beck et d'A. Giddens sont sans doute celles qui ont connu le plus grand succès. Même si leurs travaux se sont développés séparément, les deux sociologues, l'un allemand, l'autre anglais, ont développé des analyses très semblables, l'un reprenant les thèses de l'autre, sur ce qu'il est convenu d'appeler la modernité réflexive ou seconde modernité. Se démarquant du courant postmoderne, qui postulait une rupture contemporaine avec les idéaux de la modernité, U. Beck et A. Giddens insistent au contraire sur une continuité. En fait, selon eux, seule la seconde modernité dans laquelle nous serions en train de vivre serait pleinement moderne, la société industrielle n'ayant été, en fait, que semi-moderne. Comment en arrive-t-on à ce constat surprenant ?
U. Beck a été le premier des deux sociologues à développer une analyse originale de la société contemporaine. En 1986, il publie son livre majeur, La Société du risque, qui ne sera traduit en France que quinze ans plus tard [3]. Paru juste après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, ce livre va connaître un grand retentissement. Pour l'auteur, en effet, un changement majeur s'est produit au sein des sociétés modernes : alors qu'auparavant le risque provenait essentiellement de la nature (catastrophes naturelles, épidémies...), et faisait donc peser de l'extérieur une menace sur la société, aujourd'hui c'est la société elle-même qui crée du risque. Maladie de la vache folle, plantes transgéniques, manipulation du vivant : tous ces « risques » sont produits par l'activité humaine, et il ne s'agit plus tant de les écarter que de les gérer, en sachant que l'on ne pourra en maîtriser tous les aspects, dans un contexte où les avancées de la science accroissent notre incertitude. Sur tous les sujets en effet, on assiste à des batailles d'experts qui se contredisent, sans compter que le citoyen trouve de plus en plus souvent son mot à dire, comme le montre la mise en place de plus en plus fréquente de « débats citoyens » [4].
U. Beck tire de ces observations une conclusion lapidaire : d'une société fondée sur la répartition des richesses, nous serions passés à une société fondée sur la répartition des risques. Mais cette analyse dépasse largement les seuls risques industriels. En fait, selon lui, ce sont tous les compartiments de la vie qui sont désormais gérés selon le paradigme du risque. S'appuyant notamment sur des analyses de la structure sociale et des statistiques montrant la généralisation du chômage, la baisse des taux de mariages et l'augmentation des divorces, il tire le constat d'une individualisation de la vie. Le sociologue insiste fortement sur le fait qu'il ne parle pas, bien au contraire, d'une montée de l'individualisme. Pour lui, « l'individualisation signifie en premier lieu la décomposition, en second lieu l'abandon des modes de vie de la société industrielle (classe, strate, rôle sexué, famille) pour ceux sur la base desquels les individus construisent, articulent et mettent en scène leur propre trajectoire personnelle [5] ».
Détraditionnalisation et réflexivité
Autrement dit, les formes traditionnelles d'appartenance, qui enserraient l'individu, déclinent, ce qui ouvre grand le champ de la décision. Tout, désormais, est soumis au choix et à la décision de l'individu, dans un contexte où il est de plus en plus en difficile de prévoir son avenir : les carrières professionnelles ne sont plus linéaires, les couples ne sont plus éternels, et même le partage des tâches ne va plus de soi. L'individualisation est « une contrainte, il est vrai paradoxale, à la réalisation de soi » : « Les chances, les dangers et les ambivalences biographiques, qui auparavant étaient pris en charge par un regroupement familial, dans la communauté locale, en référence à des règles corporatives ou à des classes sociales, doivent désormais être pris en compte, interprétés et élaborés par l'individu seul. Les opportunités et le poids de la définition et de la prise en charge des situations sont transférés à l'individu sans que celui-ci, du fait de la grande complexité des interactions sociales fondant les décisions qu'il a à prendre, ne soit en mesure d'être responsable de l'évaluation des intérêts, de la moralité et des conséquences de ses actes [6]. »
Quand U. Beck mais aussi A. Giddens parlent de la seconde modernité comme de la véritable modernité, c'est donc au sens où celle-ci serait la première forme de société fondamentalement « détraditionnalisée ». En effet, la modernité, qui avait été initialement conçue contre la tradition (par la valorisation de la raison, de l'individu...), avait elle-même repris ou créé des éléments de traditions. Par exemple, la croyance, typiquement moderne, dans le progrès ou en la science, revêtait une dimension religieuse, donc traditionnelle. U. Beck va plus loin, en traitant comme tradition la structure sociale dominante de la modernité : les classes sociales, la famille comme élément de base de la société, la répartition des rôles sexuels... Aujourd'hui, ces éléments déclinent, notamment sous l'influence des mouvements féministes et de l'entrée des femmes sur le marché du travail, mais sans être remplacés par de nouveaux modèles. Nous sommes donc dans une société posttraditionnelle non pas au sens où il n'y aurait plus de transmission intergénérationnelle de modèles normatifs, mais au sens où ces éléments ont perdu leur force d'évidence, d'allant-de-soi. « Dans un contexte de cosmopolitisme global, les traditions sont aujourd'hui appelées à se défendre elles-mêmes : elles sont soumises à interrogation de façon routinière [7]. »
Au-delà de la tradition, la contrainte à laquelle est soumise l'individu (qui, en un sens, est aussi une liberté) de devoir « calculer » son action, faire des choix et prendre des décisions (l'orientation scolaire, le moment d'avoir des enfants, un changement d'orientation professionnelle...) est une des caractéristiques fondamentales de la seconde modernité. C'est sans doute A. Giddens qui a le plus insisté sur la « réflexivité » de la société et de l'individu contemporains, qu'il définit comme « l'examen et la révision constants des pratiques sociales, à la lumière des informations nouvelles concernant ces pratiques mêmes, ce qui altère ainsi constitutivement leur caractère [8] ». Le sociologue insiste en effet sur le fait que les sociétés occidentales se connaissent de mieux en mieux : les systèmes d'information y sont très développés, et la connaissance scientifique de la société, notamment via la sociologie, se diffuse désormais largement, formant une sorte de « conscience de soi » de la modernité. Cela a pour conséquence que l'information sur telle ou telle pratique contribue à modifier cette pratique. Ainsi, les acteurs des marchés boursiers guident leur action par la connaissance des tendances de ce même marché, de même que les sondages préélectoraux peuvent influencer le choix des électeurs. Plus généralement, à l'échelle individuelle, c'est l'ensemble des pratiques, du choix de vêtements aux pratiques sexuelles [9], qui sont, selon A. Giddens, ainsi « réfléchies ». Cela ne transforme pas pour autant l'individu en acteur totalement rationnel : il y a beaucoup trop d'information en circulation pour être traitée par une seule personne, surtout depuis que la vie quotidienne est affectée par la globalisation, que A. Giddens voit comme un phénomène touchant, au-delà de l'économie, la dimension intime et personnelle de nos vies [10].
Les limites de l'analyse
Plusieurs raisons peuvent expliquer le succès des travaux sur la seconde modernité, la première étant qu'elle donne un cadre théorique cohérent pour rendre compte des incertitudes, que chacun pressent, de l'époque contemporaine. Ils soulignent également les limites des outils conceptuels de la sociologie classique, qui empêchent de penser la nouveauté des situations - U. Beck se montrant particulièrement sévère à l'égard de la sociologie de la famille. De plus, elles font tenir ensemble, dans l'analyse, des dimensions « macro » (le bouleversement des structures sociales, la globalisation) et « micro » (les choix individuels, les représentations subjectives, la vie quotidienne) de la société, qui sont expliquées par le même petit jeu de concepts tels que « risque » ou « réflexivité », qui deviennent en quelque sorte les « clés » de la compréhension du monde d'aujourd'hui. Il faut d'ailleurs souligner, sur un autre plan, le succès politique de ces travaux, qui tendent à devenir, sous une forme dégradée, des grilles de lecture du monde très en vogue parmi les décideurs, qui font parfois de la prise de risque « un principe de reconnaissance de la valeur de l'individu [11] ». Sans oublier que, de son côté, A. Giddens est l'un des théoriciens de la « troisième voie » promue par le Premier ministre anglais Tony Blair [12], dont il est proche conseiller...
Il reste que l'argument de la seconde modernité, s'il est indubitablement séduisant, n'est pas entièrement convaincant. En premier lieu, ces travaux restent assez largement théoriques, se souciant relativement peu de validation empirique. Certes, U. Beck s'appuie sur des statistiques sur le marché du travail ou la famille, mais ces données, plutôt classiques, sur l'individualisation des pratiques ne justifient pas en elles-mêmes que l'on parle de seconde modernité [13].
On peut également s'interroger sur le fait d'amalgamer sous le concept de « risque » des phénomènes placés sur des plans très différents : risques environnementaux, risques professionnels, risques personnels... Selon Yves Bonny, le concept de « risque » finit par « perdre toute portée interprétative crédible, de même que le modèle explicatif sous-jacent (...). L'absence de distinction théorique et conceptuelle entre ces différentes sources d'incertitudes ou de menaces, et l'emploi de la même notion pour décrire des phénomènes et des réalités forts différents, fragilisent considérablement l'analyse proposée [14] ». Le même manque de précision a pu être adressé au concept de « réflexivité », dont on ne saisit pas complètement la nature (comment est-elle mise en oeuvre ? Quand ? Par qui ?), et qui reste, sous la plume d'A. Giddens, largement ambigu [15]. Plus largement, on peut rester sceptique devant le caractère manichéen de la distinction modernité/ seconde modernité établie par ces auteurs.
Etions-nous, avant l'avènement de cette seconde modernité, aussi engoncés dans nos traditions, que nous les perpétuions sans les interroger ? Étions-nous vraiment aussi peu réflexifs, ne manifestant aucune distance par rapport aux institutions et aux divers rôles que nous tenions ?
Ces apories des théories de la seconde modernité ne leur sont pas spécifiques : elles montrent les difficultés que l'on croise lorsqu'on essaie de dégager la logique d'un monde présent de plus en plus insaisissable. A tel point qu'en conclusion de sa récente et très éclairante Sociologie du temps présent [16], le sociologue Y. Bonny constate qu'« il n'est pas certain qu'il soit encore possible ou souhaitable d'élaborer aujourd'hui une théorie générale cohérente de la société, si l'on entend par là le déploiement d'une logique explicative unique de l'ensemble des phénomènes sociaux », car « la complexité des rapports sociaux contemporains nous semble avoir fait définitivement justice de type d'orientation ». Loin de prétendre trancher cette épineuse question, les articles qui suivent tentent de cerner comment l'individu se débrouille pour se frayer un chemin à travers ces sociétés incertaines...
Xavier Molénat
NOTES
1 - Le sociologue Loïc Wacquant va jusqu'à affirmer qu'« on pourrait appliquer à A. Giddens la critique qu'il adresse ailleurs à l'école structuraliste française, à savoir que "ses aperçus sont obscurcis par un appareil conceptuel qui en impose par son impénétrabilité" et dont on peine à distinguer de quelle utilité il peut être pour l'analyse historique tant il paraît déconnecté non seulement du réel mais surtout de la pratique de la recherche »
« Au chevet de la modernité : le diagnostic du docteur Giddens », Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCIII, décembre 1993, http://homme-moderne.org/societe/socio/wacquant/giddens.html.
2 - A. Giddens, Les Conséquences de la modernité, L'Harmattan, 1994.
3 - U. Beck, La Société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Aubier, 2001.
4 - Voir M. Callon, Y. Barthe et P. Lascoumes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001 ; « Qu'en pensent les citoyens ? », Sciences Humaines, n° 124, février 2002.
5 - U. Beck, « Le conflit des deux modernités et la question de la disparition des solidarités », Lien social et politique, n°39, 1998 (www.erudit.org/revue/ lsp/1998/v/n39/005056ar.pdf).
6 - Ibid.
7 - U. Beck, A. Giddens et S. Lash, « Preface » in U. Beck, A. Giddens et S. Lash, Reflexive Modernization: Politics, tradition and aesthetics in the modern social order, Stanford Universiy Press, 1994, traduit par Y. Bonny in Sociologie du temps présent. Modernité avancée ou postmodernité ?, Armand Colin, 2004.
8 - A. Giddens, Les Conséquences de la modernité, op. cit.
9 - A. Giddens, The Transformation of Intimacy: Sexuality, love, and eroticism in modern societies, Polity Press, 1992.
10 - A. Giddens, « Globalisation », BBC/Reith Lectures 1999, disponible sur Internet :
www.lse.ac.uk/Giddens/reith_99/week1/week1.htm
11 - F. Ewald et D. Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, mars-avril 2000, cités dans R. Castel, « Risquophiles, risquophobes : l'individu selon le Medef », Le Monde, 6 juin 2001. Pour une critique de ce paradigme du risque, voir M. Kokoreff et J. Rodriguez, La France en mutations. Quand l'incertitude fait société, Payot, 2004.
12 - T. Blair et A. Giddens, La Troisième Voie. Le renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002.
13 - P.-P. Zalio, « Ulrich Beck fait-il courir des risques à la sociologie ? »,
www.melissa.ens-cachan.fr/article.php 3?id_article=61
14 - Yves Bonny, op. cit.
15 - L.B. Kaspersen, Anthony Giddens : an Introduction to a Social Theorist, Blackwell Publishers, 2000.
16 - Yves Bonny, op. cit.
Le courant postmoderne
Un courant de pensée avait déjà tenté, avant qu'Ulrich Beck et Anthony Giddens ne développent leur théorie de la seconde modernité, de décrire la spécificité des temps présents : la postmodernité. « Courant », car l'étiquette « postmoderne » rassemble sous son nom un ensemble très vaste et très hétéroclite d'approches et de travaux, n'ayant parfois que très peu à voir les uns avec les autres. Mais on peut dire qu'ils se rejoignent dans l'affirmation d'une rupture avec les idéaux de la modernité.
Mouvement critique, se déclinant notamment aux plans esthétique et philosophique, le courant postmoderne postule, du point de vue analytique, un déclin des grands principes qui ont guidé la période moderne : la raison, l'individu, le progrès... Dans La Condition postmoderne (1979), livre phare de la postmodernité, le philosophe Jean-François Lyotard mettait en évidence, dans ce qui n'était au départ qu'un « rapport sur le savoir », le déclin des « grands récits » qui fondaient l'idéologie progressiste : le rationalisme, la vérité, l'histoire comme parcours progressif vers la modernité. De même, « les anciens pôles d'attraction formés par les Etats-nations, les partis, les professions, les institutions et les traditions historiques perdent de leur attrait ». J.-F. Lyotard insiste alors, en s'appuyant notamment sur la cybernétique, sur l'accroissement de la « composante communicationnelle » dans les rapports sociaux, où l'individu « est toujours, jeune ou vieux, homme ou femme, riche ou pauvre, placé sur des "noeuds" de circuits de communication».
Le courant postmoderne a porté son regard essentiellement sur la dimension symbolique de la société : le savoir, la science, la culture, l'art... Très en vogue aux Etats-Unis, il a notamment envahi le courant des cultural studies, qui a analysé la culture du point de vue des groupes dominés, nourrissant ainsi les thèses multiculturalistes ou « communautaristes ». En France, son écho a été moindre. Parmi les auteurs classés « postmodernes », on trouve le sociologue Jean Baudrillard, qui développe une analyse critique du règne contemporain de l'image et des apparences, ou encore le sociologue Michel Maffesoli qui, selon Yves Bonny, « prône une forme de sociologie compréhensive centrée sur le quotidien, la connaissance ordinaire et la "raison sensible" ».
Xavier Molénat
Autour de la seconde modernité
Tenter d'analyser les mutations des sociétés contemporaines, d'en saisir la spécificité, n'a évidemment pas été tenté uniquement par les tenants de la seconde modernité. En fait, c'est depuis la fin des années 70 que se sont multipliés des travaux de ce type. L'un des premiers ouvrages jalons est sans doute « Les Contradictions culturelles du capitalisme », du sociologue américain Daniel Bell, qui diagnostiquait en 1976 le passage à une société « postindustrielle » faisant jouer un rôle central à la connaissance, et connaissant un conflit de valeurs entre sa sphère productive, « centrée sur l'efficacité et régie par la rationalité fonctionnelle », et la sphère culturelle où règne « l'expression du moi et l'épanouissement personnel » (Yves Bonny). Ce type de pensée est incarné en France par Alain Touraine (La Société postindustrielle, 1969).
Une autre lignée de travaux proche des thématiques de la seconde modernité s'intéresse à l'individu contemporain. Outre l'étude pionnière (et critique) du philosophe et historien américain Christopher Lasch, La Culture du narcissisme (1979) et celle de Richard Sennett sur Les Tyrannies de l'intimité (1979), plusieurs auteurs ont, dans les années 90, souligné l'apparition d'un nouvel individu, en lien avec les profonds changements de société. A travers différents livres, Alain Ehrenberg a ainsi dessiné la figure d'un individu fragile et sommé d'être performant, dans une société qui laisse à chacun le soin de définir sa vie. Le philosophe Marcel Gauchet, lui, a produit un « Essai de psychologie contemporaine (1) », tentant de décrire un « Nouvel âge de la personnalité » lié notamment à la désinstitutionnalisation de la famille.
Enfin, un certain nombre d'auteurs ont développé leur propre théorie de « l'après-modernité ». Les anthropologues Georges Balandier et Marc Augé parlent ainsi de « surmodernité » pour désigner un monde dominé par l'excès et la désymbolisation. Mais on pourrait également évoquer les travaux du sociologue Zigmunt Bauman sur la « modernité liquide » (Liquid Modernity, 2000), l'approche « systémique » de Nikhlas Luhmann (Theories of Distinction, 2002) ou encore l'analyse originale de la postmodernité proposée par le sociologue canadien Michel Freitag (L'Oubli de la société, 2002).
Tous ces travaux, et d'autres encore, se rejoignent sans se recouper et forment, sans partager les mêmes postulats de départ ni les mêmes angles d'analyse, un continuum d'interrogations sur les sociétés contemporaines et le type d'individus qu'elles produisent.
Xavier De La Vega
NOTES
1 - M. Gauchet, « Essai de psychologie contemporaine », 1e partie, « Un nouvel âge de la modernité », Le Débat, n° 99, mars-avril 1998, 2e partie, « L'inconscient en redéfinition », Le Débat, n° 100, mai-août 1998.
Qu'est-ce que l'hypermodernité ?
Par NICOLE AUBERT
La première formulation du concept d'hypermodernité a été formulée il y a une vingtaine d'années par un groupe de chercheurs dirigés par Max Pagès, lors de l'étude [1] qu'ils avaient consacrée à une célèbre multinationale d'origine américaine, à la pointe de la modernité en termes de techniques managériales, et qui développait une emprise psychologique profonde sur ses employés. Il s'agissait alors d'étudier les correspondances entre des transformations techno-économiques, les structures politiques du pouvoir qui s'établissaient sur le fond de ces transformations et les changements qu'elles induisaient dans la psychologie inconsciente collective.
Quelle différence avec la notion de postmodernité ? Cette dernière était apparue pour exprimer le constat d'une rupture avec ce qui sous-tendait la modernité, notamment le progressisme occidental selon lequel les découvertes scientifiques et, plus globalement, la rationalisation du monde représenteraient une émancipation pour l'humanité. Cette idée de rupture a correspondu au moment historique au cours duquel les structures institutionnelles d'encadrement social et spirituel de l'individu s'effritaient, voire disparaissaient (abandon des grandes idéologies comportant une dimension explicative du monde, affaiblissement des repères et des structures d'encadrement et de sociabilité traditionnelles - famille, partis, Eglise, école), tandis qu'émergeait, sous l'influence notamment de la consommation de masse, un individu libéré de toute entrave et soucieux avant tout de sa jouissance et de son épanouissement personnels.
Mais le concept de postmodernité s'est peu à peu délité et ne paraît plus à même de rendre compte des bouleversements les plus récents de la société contemporaine. La notion d'hypermodernité, mettant l'accent sur la radicalisation et l'exacerbation de la modernité, semble mieux adaptée pour le faire. « Hyper » est un élément qui désigne le trop, l'excès, l'au-delà d'une norme ou d'un cadre, qui implique une connotation de dépassement constant, de maximum, de situation limite. L'accent est donc mis non pas sur la rupture avec les fondements de la modernité mais sur l'exacerbation et la radicalisation de celle-ci. C'est d'ailleurs cette idée que souligne Marc Augé [2] lorsque, utilisant un concept voisin, la surmodernité, il insiste sur la notion d'excès et de surabondance événementielle du monde contemporain, et précise que la surmodernité constitue « le côté face d'une pièce dont la postmodernité ne nous présenterait que le revers : le positif d'un négatif ».
NOTES
1 - M. Pagès, V. de Gaulejac, M. Bonetti et D. Descendre, L'Emprise de l'organisation, 1979, rééd. Desclée de Brouwer, 1998.
2 - M. Augé, Les Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992
Les espaces de la surmodernité.
Entretien avec Georges Balandier
Si la postmodernité se caractérise par l'éclectisme des valeurs et de la culture, la surmodernité selon Georges Balandier est surtout l'expression de l'inquiétude humaine devant les nouveaux "nouveaux mondes" produits par les découvertes de la technoscience.
Sciences Humaines : Depuis Le Désordre et Le Dédale, vous poursuivez une réflexion globale sur les transformations sociales et culturelles rapides qui affectent les sociétés développées. Vous avez soutenu un point de vue sur le monde actuel en le qualifiant maintenant de « surmoderne ». Qu’entendez-vous par là ?
Georges Balandier : Notre condition actuelle prolonge une histoire déjà ancienne, celle des modernités accomplies dans le passé, mais elle trouve son origine proche dans l’immédiat après-guerre et la période de la reconstruction. Les protestations étudiantes, les révoltes des jeunes au cours des années 60, les contestations anti-science et l’émergence de mouvements sociaux différents ont été ses premiers révélateurs. Elle s’est poursuivie, amplifiée, laissant peu de choses en l’état. Elle se distingue des périodes précédentes par la mise en mouvement général qu’elle réalise, et par son caractère mondial. Elle semble aussi avoir acquis une ampleur et une autonomie qui découragent les tentatives de la nommer. Les mots s’usent vite à essayer de la définir. Des modes successives sont apparues. D’abord, on a parlé de ce qui disparaissait : la « fin du politique », la « fin des paysans », la « fin de l’école », etc. Puis il y eut le temps des « dissolutions » : celle du lien social, celle de la famille. Puis est venue la série des « post » : société postindustrielle, soulignant la mutation des techniques et du travail, ou société postmoderne, signalant la mutation de la culture et des modes de vie. C’est enfin la métaphore du « chantier » qui évoque les déconstructions et les reconstructions. Parfois, le vocabulaire s’attache à désigner un aspect particulier de la modernité actuelle : on parle de société de communication, de « réseaux », ou encore de la culture de l’éphémère ou de la simulation. Ces formulations ne sont vraies qu’en privilégiant une vue partielle du monde. J’ai préféré parler de surmodernité, pour souligner l’intensité du mouvement qui portait cette transformation. La surmodernité, c’est « le mouvement transformateur plus l’incertitude », car toujours se pose la question du sens et des orientations de ce qui s’accomplit. Une figure, celle du labyrinthe, permet de signaler l’urgence où nous nous trouvons d’explorer ce monde de la surmodernité, dont nous ignorons les issues.
SH : Labyrinthe, dédale… Ce sont là des métaphores. Mais quels sont les objets concrets auxquels s’appliquent ces images ?
G.B. : De la surmodernité, je retiendrai deux aspects liés : les « nouveaux mondes » dont nous sommes les créateurs et les usagers, et les paradoxes qui naissent de leur développement. Qu’est-ce qu’un nouveau monde ? En économie, c’est par exemple celui des espaces structurés pour les nouveaux centres de puissance, les capitaux mobiles, les firmes mondiales ou organisées en réseaux. La délocalisation des activités et les automates y ont changé la nature du travail et ont provoqué la dramatique raréfaction de l’emploi dans les pays développés. Plus révélateur encore de la condition surmoderne : le monde résultant de la technoscience, dont la progression crée des « territoires » jusqu’alors réellement méconnus.
Que trouve-t-on dans ce nouveau monde? Tout d’abord, les technologies de l’intelligence et de l’information. L’ordinateur et les réseaux rendent possible le travail à distance ; ils interviennent dans la création de nouveaux produits, ils permettent toute sorte de simulations. Ils assistent la transmission du savoir et de la culture, ils donnent leurs supports à l’œuvre des créateurs. Ces aspects-là sont bien connus. Il existe une partie plus cachée de ce nouveau monde technologique : c’est la recherche en intelligence artificielle, la recherche sur les sources de la pensée. Il se forme là un savoir dont le futur pouvoir sur les esprits reste impossible à évaluer.
Le deuxième nouveau territoire est celui des sciences et des technologies du vivant. L’exploration du domaine du vivant, dont les cheminements échappent à la compréhension du sens commun, fascine et inquiète à la fois. On est impressionné par ce qui va dans le sens de la prévention et de la création de remèdes s’attaquant à la source même des maladies humaines, et non plus à leurs symptômes. Ce qui inquiète, ce sont les transformations d’êtres vivants par les recombinaisons génétiques et les procédures qui touchent à la reproduction de la vie. L’univers du vivant devient alors un univers de conquêtes et d’artifices paraissant mystérieux ou mal contrôlables.
Le troisième de ces nouveaux espaces est celui des technologies de l’image. Nous vivons toujours davantage sous l’influence des images, elles interviennent de façon croissante dans nos relations aux gens, aux choses, au savoir, à l’imaginaire, à l’événement, à l’information politique et sociale. Les images rendent plus incertain et vulnérable l’exercice de la démocratie, par le primat du spectaculaire. Mais le véritable inconnu auquel les images nous livrent est celui des techniques de synthèse et des mondes virtuels. Elles créent des univers dont les effets cinématographiques, les montages publicitaires et les simulations ludiques ne sont que de simples aperçus. La virtualisation a déjà des emplois : elle permet de visiter ce que le temps a ravagé, comme l’abbaye de Cluny. Mais, nous sommes aussi invités à entrer dans le virtuel pour nous livrer à des expériences de connaissance, d’expression, voire de sensualité. Le multimédia nous promet de nous faire vivre une autre vie en parallèle.
Les enthousiastes y voient l’annonce de progrès restés jusqu’alors inconcevables, et dans ses usagers, des pionniers. L’image du pionnier est significative : elle fait voir ce qui s’accomplit comme une conquête, une occupation de nouveaux espaces sociaux et culturels, et une possible constitution d’avantages économiques et de pouvoir.
Jamais, donc, au cours de l’histoire humaine, autant de moyens intellectuels et instrumentaux n’ont été mis à la disposition d’une génération d’hommes. Pourtant, la difficulté d’agir sur un monde instable et mal connu dans ce qu’il a d’entièrement nouveau, et la faiblesse des pouvoirs apparents face aux nouveaux pouvoirs à l’action plus secrète n’ont jamais été aussi manifestes.
Jamais l’univers de l’image n’a été plus développé et pourtant cette expansion de la transparence reste trompeuse. Derrière la plus grande visibilité se cache le pouvoir pris sur la construction sociale et culturelle de la réalité. Jamais les moyens de connaissance, les accès directs aux distributeurs du savoir n’ont été aussi diversifiés et aussi perfectionnés. Et pourtant, l’incertitude, la recherche de repères, l’inquiétude entretenue par les défaillances du sens, affectent intensément l’expérience de nos contemporains.
Georges Balandier
Propos recueillis par Nicolas Journet
Remarque :
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