GUERRE DES MÉMOIRES ET DES MOTS [1]

Publié le par alain laurent-faucon




« Esclavage, traite négrière, génocide... Ces mots terribles, qui semblaient appartenir à d'autres temps, n'en finissent pas de traverser l'actualité »
, écrivait le médiateur Robert Solé dans le journal le Monde daté du 14 mai 2006. Faisant suite aux deux synthèses mises en ligne – les colonies, Dieu et la Patrie ; la traite des Noirs et l'esclavage -, voici, à présent, un premier retour en arrière afin que celles et ceux qui n'ont pas suivi le déroulement des faits puissent avoir un aperçu d'ensemble sur cette « guerre des mémoires » devenue, au fil des jours, une « guerre des mots ».


DOSSIER DE PRESSE


Colonies, la bataille des mémoires

LE MONDE DES LIVRES | Article de Jean Birnbaum | 13 octobre 2006

En 1992, dans un article publié par la prestigieuse revue Vingtième siècle, l'historien Daniel Rivet croyait pouvoir avancer, quant à la mémoire coloniale, ce constat d'apaisement : "Le temps des colonies et l'épreuve de la décolonisation s'éloignent de nous irréversiblement (et) les passions se refroidissent irrésistiblement (...). Notre passé colonial s'est suffisamment éloigné pour que nous établissions enfin avec lui un rapport débarrassé du complexe d'arrogance ou du réflexe de culpabilité."

Un peu moins de quinze ans plus tard, un tel diagnostic apparaît assez farfelu. Et le titre même de ce texte ("Le fait colonial et nous : histoire d'un éloignement") semble désormais en parfait décalage avec notre réalité contemporaine.

En effet, loin de nourrir un champ d'études autonome et serein, comme c'est le cas outre-Atlantique depuis un quart de siècle, la thématique "postcoloniale" a envahi l'espace public français sous une forme d'emblée polémique, et le plus souvent appauvrie.

De ce point de vue, la seule année 2005 aura été riche en événements, depuis l'irruption des "Indigènes de la République" sur la scène politique, jusqu'au procès intenté par le Collectif des Antillais à l'historien des traites négrières Olivier Pétré-Grenouilleau, en passant par l'inauguration, à Marignane, d'une stèle dédiée à la mémoire des "combattants de l'Algérie française". Mais la grande affaire, celle qui a suscité le plus de passion, est autre : c'est la bataille autour de la loi du 23 février, dont l'article 4, adopté puis abrogé par décret, affirmait le "rôle positif" de la colonisation.

Raconter cette âpre querelle, en restituer un à un les arguments, c'est saisir quelque chose de l'époque. Romain Bertrand le sait, qui s'inspire de Michel Foucault et des analyses que le philosophe consacra jadis à "l'ordre du discours" : dans Mémoires d'empire, il décrit avec précision les termes d'un débat qui est "tout sauf inédit en France", de cette "étrange controverse qui se veut commencement de vérité et se nourrit de témoignages sans cesse discutés et d'images inlassablement commentées". Car si nouveauté il y a, explique ce chercheur en sciences politiques, elle ne réside pas dans la connaissance des faits historiques (largement établis et enseignés), mais dans le scénario du drame et dans le positionnement de ses divers acteurs.

A droite de la scène, la poignée de députés UMP qui se trouvent à l'origine de la loi. Ils représentent des régions du Sud (Languedoc, PACA) où la concurrence avec le parti lepéniste est rude, et où le vote pied-noir - si tant est qu'il existe - est supposé à la fois extrémiste et décisif.

Certes, ces élus apparaissent comme une minorité de nouveaux venus, une maigre troupe de "challengers" au sein du champ parlementaire et partisan. Mais ils n'en profitent pas moins des mutations qui touchent la droite de gouvernement depuis une quinzaine d'années, et en particulier d'un effet de génération ici déterminant : avec le départ progressif des gaullistes historiques, "les frontières du dicible politique se trouvent modifiées".

Et c'est d'abord là, plus que dans l'évolution des mentalités collectives, que se trouverait la réponse à cette question : "Comment des élus en sont-ils venus à penser comme légitime et politiquement avantageux le recours à un discours de réhabilitation du passé colonial et de l'OAS ?"

Car c'est bien de cela qu'il s'agit, explique Romain Bertrand, documents à l'appui. En commission comme à la tribune de l'Assemblée, quand ils saluent "l'épopée de la plus grande France", ces parlementaires usent d'un vocabulaire directement inspiré des gazettes coloniales du XIXe siècle. A leurs yeux, la colonisation "n'est pas restée longtemps celle des militaires : elle est très vite devenue celle des bâtisseurs", selon la formule de Michel Diefenbacher, secrétaire national de l'UMP pour l'outre-mer.

"VIOLENCE PURE"

A cette conception d'une colonisation en deux temps (la conquête puis l'"oeuvre civilisatrice") s'oppose celle qu'ont développée les opposants à la loi du 23 février, et qui a tendance, lui, à ramener le projet impérial à un "programme de violence pure". C'est la thèse développée par un ensemble de collectifs militants, qui vont parfois jusqu'à faire de la brutalité coloniale l'essence invariable de l'esprit républicain. Et de la même manière que les députés du Sud postulent a priori le "ressentiment" de leur électorat pied-noir, les "initiateurs "bac + 5"" de l'Appel des Indigènes semblent enfermer les "enfants d'ex-colonisés" dans une posture d'éternelles victimes, forcément hostiles à la République. Voilà pourquoi les "Indigènes" sont "en rupture" avec une partie de la gauche et de l'extrême gauche antiracistes, lesquelles répugnent à évacuer les enjeux sociaux au profit de logiques strictement mémorielles et/ou ethniques.

Il n'empêche. Vulgarisée par une littérature "semi-savante" à fort retentissement médiatique, la thèse d'une continuité entre oppression coloniale d'hier et discriminations d'aujourd'hui a fait son chemin. Tout comme la mise en équivalence systématique de l'"immigré" et du "descendant de colonisé", sans que cette équivalence, hasardeuse mais constamment martelée, soit "à aucun moment étayée par une objectivation statistique ou les résultats d'enquêtes sociologiques de terrain".

Tant et si bien que le thème d'une supposée "fracture coloniale", qui diviserait en profondeur la société française, a fini par s'imposer, ça et là, contribuant à " établir le domaine de prémisses au sein duquel se meuvent les discours aussi bien des défenseurs que des détracteurs de la loi du 23 février", remarque enfin Romain Bertrand. Jeux de miroirs, puissance des énoncés : à droite comme à gauche, mois après mois, "le rouleau compresseur de la comparaison anachronique" est passé par là. Viendra bientôt le temps de mesurer les dégâts.

LIVRE : Mémoires d'Empire. La controverse autour du "fait colonial", Romain Bertrand. édition du Croquant, "Savoir/agir", 224 p., 18,50 €.


De la colonisation à l'immigration

LE MONDE DES LIVRES | Article de Philippe Bernard | 13 octobre 2006

S’il est banal de constater et même de dénoncer la persistance des stéréotypes coloniaux dans le sort réservé aux populations issues de l'immigration, considérer certains flux migratoires comme les conséquences de la colonisation relève du tabou dans le débat français. Interroger le lien entre colonisation et immigration, c'est au mieux pointer les ambiguïtés du credo égalitaire républicain ; au pire, c'est convoquer la rhétorique lepéniste d'une colonisation à l'envers.

Rien de très politiquement correct donc. Au point que les controverses récentes sur l'esclavage ou l'article de loi célébrant le "rôle positif de la présence française outre-mer" n'ont guère débusqué cet impensé. A l'évidence pourtant, la mémoire coloniale est devenue une donnée sensible des politiques d'immigration et d'"intégration". L'écho rencontré par le film Indigènes, y compris chez le président de la République, n'en est que la dernière manifestation en date.

C'est dire si l'organisation, du 28 au 30 septembre à la Bibliothèque nationale de France, par une institution publique, la Cité nationale de l'histoire de l'immigration (CNHI), d'un colloque destiné à "réfléchir sur le lien entre colonisation et migrations" devait faire événement, traduisant la volonté de sortir le fait colonial de l'angle mort qu'il occupe.

Pour la CNHI, projet présidentiel qui doit être inauguré peu avant l'élection d'avril, le thème retenu pour cette première manifestation publique relevait aussi d'une nécessité : dissiper les malentendus nés de son installation à la porte Dorée à Paris, au coeur du bâtiment qui fut le pavillon d'accueil de l'Exposition coloniale de 1931, alors qu'elle est consacrée à l'ensemble de l'immigration. Lacunaire, imparfait, le colloque a démontré le caractère balbutiant de la recherche française dans ce domaine et l'apport déterminant du regard décalé des Anglo-Saxons.

Alors qu'en Grande-Bretagne Indiens et Pakistanais sont perçus depuis des lustres comme des "immigrés postcoloniaux", la tradition républicaine française continue de perpétuer l'illusion selon laquelle la France contemporaine, et notamment sa population issue de l'immigration, n'avait rien à voir "avec cette époque révolue qui est celle du colonialisme".

Le Britannique Alec Hargreaves, professeur à l'université d'Etat de Floride, a consciencieusement appuyé là où le bât blesse, procédant à l'autopsie d'une spectaculaire disparition, celle du mot "colonial", du champ lexical de l'Etat. "C'est, a-t-il martelé, au moment de la décolonisation que la "francophonie" remplace la "mission civilisatrice", que les "Arabes" disparaissent au profit des "Maghrébins" et que les anciens colons (...) deviennent des "rapatriés"", alors que la plupart n'ont jamais vu la France.

Cette occultation systématique n'a nullement empêché le transfert de certaines pratiques coloniales dans la gestion des immigrés. Le phénomène était patent bien avant la décolonisation : même émigrés en métropole, les ressortissants des colonies étaient considérés comme des sujets peu fiables. En 1925, le préfet de la Loire estimait que "le Nord-Africain est né rêveur" et voyait dans les Africains, "inadaptés et instables (...), la partie la moins utile de la main-d'oeuvre étrangère", a relevé Léla Bencharif, de l'université de Saint-Etienne.

Même lorsque, après 1945 et la participation aux combats de la Libération, la loi eut reconnu la pleine citoyenneté française aux Algériens établis dans l'Hexagone, ils continuèrent à être considérés comme "de grands enfants à surveiller" et à faire l'objet d'une "gestion spécifique" aux usines Renault de Billancourt.

Dans la police, a pointé l'historien Emmanuel Blanchard, avant même que le conflit algérien ne transpose à Paris un climat de chasse aux Maghrébins, la préfecture de police avait de fait recréé une structure spéciale reprenant les attributions et les personnels de la "brigade nord-africaine" dissoute en 1945. Le sort très particulier réservé aux harkis, citoyens français indésirables sur le sol de la "mère patrie", ou aux Antillais, dont l'émigration vers la métropole a été organisée de façon spécifique par l'Etat, témoigne de la prégnance de l'héritage colonial.

Les hésitations autour du terme adéquat pour qualifier les pieds-noirs - "repliés", puis "réfugiés", avant d'être "rapatriés" - en sont d'autres signes.

Plus originales et percutantes apparaissent les réflexions mettant en lumière l'enchaînement et les liens de causalité entre colonisation, immigration et décolonisation.

Dès 1964, les sociologues Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad avaient montré comment la confiscation des terres consécutive à la colonisation puis, pendant la guerre d'Algérie, la politique française de regroupements forcés et massifs de villageois musulmans avaient puissamment contribué aux départs vers la métropole, dans un contexte de libre circulation.

Plus généralement, l'émigration des indigènes révèle la paupérisation et l'oppression liées à l'ordre colonial. Mais, à leur tour, le séjour dans l'Hexagone et la rencontre avec les organisations ouvrières dans un contexte de liberté impensable dans le pays d'origine vont nourrir la contestation anticoloniale. Ainsi, dans les années 1950 et 1960, les solidarités nées dans les bidonvilles de la région parisienne seront propices à la prise de conscience nationaliste, comme l'ont analysé Laure Pitti, chercheuse à Paris-XIII, et Jim House (université de Leeds). Tout se passe donc comme si la colonisation avait, via l'émigration, généré sa propre contradiction. Ces tendances lourdes font des immigrés et de leurs descendants les otages d'une histoire qu'ils n'ont, pour beaucoup, même pas connue.

Le recul aidant, le tableau devrait cependant être complété par la description des multiples ambiguïtés qui brouillent les clichés de la fatalité historique et de l'inévitable reproduction des rapports coloniaux dans la société d'immigration. "Les Algériens voulaient l'indépendance totale, et en même temps ils sont nombreux à dire aujourd'hui : "Ça aurait pu finir autrement", a témoigné Omar Carlier, professeur d'histoire à Paris-VII. Cette schizophrénie entre distance et proximité, refus et partage, n'a jamais cessé." Malheureusement, le colloque n'a guère dépassé le constat de cet amour-haine qui, en se perpétuant de l'Algérie à la Côte d'Ivoire en passant par les quartiers populaires français, n'en finit pas de produire ses effets.

Ainsi, l'extraordinaire contradiction de l'année 1962, qui voit les Algériens émigrer en masse vers la métropole, au moment même où ils accèdent à une indépendance acquise de haute lutte, mériterait d'être analysée. Faute d'une telle remise à plat, perdurent aussi bien le mythe algérien du soulèvement de tout un peuple contre l'oppresseur que celui, français, du divorce définitif. Des fables que démentent précisément l'émigration massive, la soif persistante de visas et de nationalité française.

Le statut des migrants dans la société française est-il d'ailleurs surdéterminé par l'histoire coloniale ? Evoqué lors du colloque, le cas des réfugiés vietnamiens, accueillis en France à partir de 1975, immédiatement logés et aidés par l'Etat, tend à montrer le poids des stéréotypes positifs, mais aussi, tout simplement, des facteurs sociaux. Quant aux Portugais, longtemps confinés dans des bidonvilles, ou aux Chinois, esclaves des ateliers de couture, ils tendent à relativiser le poids du facteur colonial. Un champ d'investigations comparatives qui, trop éloigné des polémiques tonitruantes, reste largement en jachère.



Colère noire

LE MONDE | Article de Benoît Hopquin | 10 décembre 2005


Ils sont las de commenter les saillies de Dieudonné M'Bala M'Bala ou celles d'Alain Finkielkraut. Sommés de choisir, ils refusent cette alternative qui heurte leur intelligence. Cette fin de non-recevoir leur vaut d'être attaqués sur leurs deux flancs. Parce qu'ils dénoncent les discriminations dont sont victimes les Noirs, ils sont accusés de communautarisme ou de complaisance envers les casseurs. Parce qu'ils refusent l'affrontement racial, ils sont surnommés les "Michael Jackson", "celui qui rêvait d'être blanc", ou les "Bounty", "noirs à l'extérieur, blancs à l'intérieur", comme la barre chocolatée.

"C'est un cauchemar", résume Pap Ndiaye. A l'issue de brillantes études commencées dans l'Hexagone et achevées aux Etats-Unis, ce fils d'un Sénégalais et d'une Française est devenu maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Un bel exemple d'ascension par le mérite, qui ne l'empêche pas d'être contrôlé régulièrement par la police, gare du Nord, dans le RER. Il y a peu, l'enseignant a reçu une étudiante guadeloupéenne, sortie dans la botte d'un concours sélectif. Les autres impétrants ont trouvé un poste, pas elle.

"On n'est pas noir tout le temps", plaisante Pap Ndiaye. Mais un peu trop souvent pour ne pas y prêter attention. Nourri par "un discours républicain intimidant", il s'est longtemps interdit toute méditation sur son épiderme. Il a feint d'ignorer les maladresses ou vexations sur ce sujet. "Il faut être économe de sa colère : il y a trop de nécessiteux", se disait-il alors, paraphrasant Chateaubriand.

Mais force lui a été de constater qu'il existait une "question noire", titre d'un livre en cours d'écriture. "Noir, c'est un fait social, constate aujourd'hui Pap Ndiaye. Il existe dans notre société une expérience commune fondée sur la couleur de la peau : la discrimination. Les races ont été inventées pour légitimer l'ordre esclavagiste. Elles ont dès lors placé le Noir en position de dominé. En termes culturels, moi, le descendant d'Africain, je n'ai pas plus de points communs avec un Antillais qu'avec une personne du Rouergue, si ce n'est que je peux vivre les mêmes discriminations qu'un Antillais. On est noir en Europe ou en Amérique. En Afrique, il n'y a pas de Noirs, il y a des Blancs."

A ce point de la réflexion, l'homme a estimé qu'il était "légitime, républicain et raisonnable de se réunir". Il a participé à la genèse du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), créé samedi 26 novembre, à l'Assemblée nationale. Depuis trois ans, des intellectuels, des associatifs et des politiques hésitaient à lancer cette structure qui serait immanquablement taxée de communautarisme. Par glissements successifs, il aura été question de la promotion des "diversités", puis des "citoyens et résidents de l'Afrique subsaharienne et d'outremer", puis du critère "mélanique", en référence au pigment de la peau. Autant de masques à faire tomber, comme l'anglicisme Black, avant d'enfreindre le tabou.

"Notre société a une tendance à l'euphémisme. Il fallait pourtant se nommer", justifie Patrick Lozès, Français originaire du Bénin, animateur du groupe préparatoire et premier président du CRAN. Samedi 26, à l'Assemblée nationale, les orateurs ont défendu leur droit à se déterminer par la couleur de la peau. "La rhétorique anticommunautaire est portée par des gens de bonne composition, mais elle nous empêche d'agir", expliquait Louis-Georges Tin, universitaire martiniquais qui s'était auparavant investi dans la lutte contre l'homophobie. "Ce mouvement est formé essentiellement de Noirs, je l'assume, lançait Fodé Sylla, ancien président de SOS-Racisme, d'origine sénégalaise. Je pense même cela salutaire pour la société française et la République." "Nous sommes à la fois très visibles et invisibles", estimait pour sa part le musicien camerounais Manu Dibango.

Au reste, "Anatomie d'un groupe invisible" fut le thème, en apparence elliptique, d'un colloque organisé à l'EHESS le 19 février. Les Noirs ne s'y trompèrent pas. Plus de 400 personnes s'étaient entassées jusque sur les marches de l'amphi. Il fallut refuser du monde. Bien avant les violences urbaines de novembre, on y parla de discrimination raciale. Preuve pour les intervenants que le temps des non-dits avait vécu. Il fallait encore éviter un dernier écueil : lors des réunions fondatrices du CRAN, certaines voix ont envisagé que les Blancs soient exclus de la structure. La proposition fut rejetée.

"Quand vous me dites Noir ou Black, pour moi, ça ne signifie rien, contredit Patrick Karam. Les Africains et les Antillais n'ont pas forcément les mêmes combats." Universitaire guadeloupéen, spécialiste du Caucase, ce descendant d'émigrés cubains a lancé en février 2003 le collectif DOM. L'association revendique 10 000 adhérents. Elle s'est créée sur un thème fédérateur outre-mer : la continuité territoriale et l'obtention de billets d'avion à tarif raisonnable avec la métropole.

Mais, très rapidement, le collectif s'est plongé dans les méandres de la discrimination. "Elle est protéiforme, assure Patrick Karam. Plus on est différent, plus on est discriminé." La couleur n'en serait qu'une des facettes. Le militant estime que l'éloignement, la coupure de son milieu social d'origine jouent également. Contre l'avis d'une partie de ses troupes, Patrick Karam critique dans le CRAN une "créature" lancée par "des gens qui entretiennent la haine raciale".

"Je ne crois pas aux races, surenchérit Claude Ribbe. Dans la devise française, il est un mot que j'aime bien : fraternité." Cet écrivain guadeloupéen, normalien, disciple d'Althusser, se moque du "classement de Bécassine" consistant "à ranger le lait avec les draps car ils sont de la même couleur. Au lycée Buffon, je m'étais lié d'amitié avec un autre Noir qui est aujourd'hui associé gérant à la banque Rothschild. Non pas en raison de nos origines, mais parce que nous étions les deux premiers de la classe".

Membre de la Commission consultative des droits de l'homme, spécialiste d'Alexandre Dumas, dont il troussa l'éloge au Sénat, ami du président haïtien déchu Aristide, plume de l'ancien tortionnaire Paul Aussaresses, homme aux multiples facettes donc, Claude Ribbe est le récent auteur d'un livre polémique, Le Crime de Napoléon (Privé). "De manière indignée", il rappelle que le personnage a rétabli l'esclavage et va jusqu'à décrire un génocidaire, inspirateur d'Hitler. "Il faut que la France cesse d'être frileuse sur elle-même et son passé, justifie-t-il. Les réactions extrêmes sont des réactions au silence. Si certains radicalisent leur discours, c'est pour se faire entendre."

"Il y a une prime à la surenchère, constate Christiane Taubira. Pourtant les positions virulentes sont très minoritaires." La députée (PRG) de Guyane est coauteure d'une proposition de loi, votée le 10 mai 2001, reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité. "Je constate que le texte est presque passé inaperçu à l'époque. On en parle en 2005, depuis que Dieudonné s'en est saisi." Le 23 mai 1998, à Paris, une marche sur l'esclavage avait réuni 40 000 personnes. Elle a été ignorée. Parce que silencieuse.

"C'est un cauchemar", résume Pap Ndiaye. A l'issue de brillantes études commencées dans l'Hexagone et achevées aux Etats-Unis, ce fils d'un Sénégalais et d'une Française est devenu maître de conférences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Un bel exemple d'ascension par le mérite, qui ne l'empêche pas d'être contrôlé régulièrement par la police, gare du Nord, dans le RER. Il y a peu, l'enseignant a reçu une étudiante guadeloupéenne, sortie dans la botte d'un concours sélectif. Les autres impétrants ont trouvé un poste, pas elle.

"On n'est pas noir tout le temps", plaisante Pap Ndiaye. Mais un peu trop souvent pour ne pas y prêter attention. Nourri par "un discours républicain intimidant", il s'est longtemps interdit toute méditation sur son épiderme. Il a feint d'ignorer les maladresses ou vexations sur ce sujet. "Il faut être économe de sa colère : il y a trop de nécessiteux", se disait-il alors, paraphrasant Chateaubriand.

Mais force lui a été de constater qu'il existait une "question noire", titre d'un livre en cours d'écriture. "Noir, c'est un fait social, constate aujourd'hui Pap Ndiaye. Il existe dans notre société une expérience commune fondée sur la couleur de la peau : la discrimination. Les races ont été inventées pour légitimer l'ordre esclavagiste. Elles ont dès lors placé le Noir en position de dominé. En termes culturels, moi, le descendant d'Africain, je n'ai pas plus de points communs avec un Antillais qu'avec une personne du Rouergue, si ce n'est que je peux vivre les mêmes discriminations qu'un Antillais. On est noir en Europe ou en Amérique. En Afrique, il n'y a pas de Noirs, il y a des Blancs."

A ce point de la réflexion, l'homme a estimé qu'il était "légitime, républicain et raisonnable de se réunir". Il a participé à la genèse du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), créé samedi 26 novembre, à l'Assemblée nationale. Depuis trois ans, des intellectuels, des associatifs et des politiques hésitaient à lancer cette structure qui serait immanquablement taxée de communautarisme. Par glissements successifs, il aura été question de la promotion des "diversités", puis des "citoyens et résidents de l'Afrique subsaharienne et d'outremer", puis du critère "mélanique", en référence au pigment de la peau. Autant de masques à faire tomber, comme l'anglicisme Black, avant d'enfreindre le tabou.

"Notre société a une tendance à l'euphémisme. Il fallait pourtant se nommer", justifie Patrick Lozès, Français originaire du Bénin, animateur du groupe préparatoire et premier président du CRAN. Samedi 26, à l'Assemblée nationale, les orateurs ont défendu leur droit à se déterminer par la couleur de la peau. "La rhétorique anticommunautaire est portée par des gens de bonne composition, mais elle nous empêche d'agir", expliquait Louis-Georges Tin, universitaire martiniquais qui s'était auparavant investi dans la lutte contre l'homophobie. "Ce mouvement est formé essentiellement de Noirs, je l'assume, lançait Fodé Sylla, ancien président de SOS-Racisme, d'origine sénégalaise. Je pense même cela salutaire pour la société française et la République." "Nous sommes à la fois très visibles et invisibles", estimait pour sa part le musicien camerounais Manu Dibango.

Au reste, "Anatomie d'un groupe invisible" fut le thème, en apparence elliptique, d'un colloque organisé à l'EHESS le 19 février. Les Noirs ne s'y trompèrent pas. Plus de 400 personnes s'étaient entassées jusque sur les marches de l'amphi. Il fallut refuser du monde. Bien avant les violences urbaines de novembre, on y parla de discrimination raciale. Preuve pour les intervenants que le temps des non-dits avait vécu. Il fallait encore éviter un dernier écueil : lors des réunions fondatrices du CRAN, certaines voix ont envisagé que les Blancs soient exclus de la structure. La proposition fut rejetée.

"Quand vous me dites Noir ou Black, pour moi, ça ne signifie rien, contredit Patrick Karam. Les Africains et les Antillais n'ont pas forcément les mêmes combats." Universitaire guadeloupéen, spécialiste du Caucase, ce descendant d'émigrés cubains a lancé en février 2003 le collectif DOM. L'association revendique 10 000 adhérents. Elle s'est créée sur un thème fédérateur outre-mer : la continuité territoriale et l'obtention de billets d'avion à tarif raisonnable avec la métropole.

Mais, très rapidement, le collectif s'est plongé dans les méandres de la discrimination. "Elle est protéiforme, assure Patrick Karam. Plus on est différent, plus on est discriminé." La couleur n'en serait qu'une des facettes. Le militant estime que l'éloignement, la coupure de son milieu social d'origine jouent également. Contre l'avis d'une partie de ses troupes, Patrick Karam critique dans le CRAN une "créature" lancée par "des gens qui entretiennent la haine raciale".

"Je ne crois pas aux races, surenchérit Claude Ribbe. Dans la devise française, il est un mot que j'aime bien : fraternité." Cet écrivain guadeloupéen, normalien, disciple d'Althusser, se moque du "classement de Bécassine" consistant "à ranger le lait avec les draps car ils sont de la même couleur. Au lycée Buffon, je m'étais lié d'amitié avec un autre Noir qui est aujourd'hui associé gérant à la banque Rothschild. Non pas en raison de nos origines, mais parce que nous étions les deux premiers de la classe".

Membre de la Commission consultative des droits de l'homme, spécialiste d'Alexandre Dumas, dont il troussa l'éloge au Sénat, ami du président haïtien déchu Aristide, plume de l'ancien tortionnaire Paul Aussaresses, homme aux multiples facettes donc, Claude Ribbe est le récent auteur d'un livre polémique, Le Crime de Napoléon (Privé). "De manière indignée", il rappelle que le personnage a rétabli l'esclavage et va jusqu'à décrire un génocidaire, inspirateur d'Hitler. "Il faut que la France cesse d'être frileuse sur elle-même et son passé, justifie-t-il. Les réactions extrêmes sont des réactions au silence. Si certains radicalisent leur discours, c'est pour se faire entendre."

"Il y a une prime à la surenchère, constate Christiane Taubira. Pourtant les positions virulentes sont très minoritaires." La députée (PRG) de Guyane est coauteure d'une proposition de loi, votée le 10 mai 2001, reconnaissant l'esclavage comme crime contre l'humanité. "Je constate que le texte est presque passé inaperçu à l'époque. On en parle en 2005, depuis que Dieudonné s'en est saisi." Le 23 mai 1998, à Paris, une marche sur l'esclavage avait réuni 40 000 personnes. Elle a été ignorée. Parce que silencieuse.


 

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